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"Tempête. Deux novellas", le souffle de J.M.G. Le Clézio sur les vagues de l'âme

Dans "Tempête. Deux novellas", il y a une île, la mer et le vent, le corps des femmes et les dauphins, une enfant solitaire sans père, un homme rongé par son passé et la tempête pour tout laver. Il y a aussi l'Afrique, Paris et une autre enfant perdue à la recherche de son identité. Deux récits poétiques transportés par les tempêtes du monde et de l'âme, par le Prix Nobel de littérature 2008.
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
J.M.G. Le Clézio
 (C. Hélie / Gallimard)

J. M. G. Le Clézio donne deux "novellas", forme comprise entre la nouvelle et le roman. La première se déroule en Mer du Japon, sur une île coréeene, la deuxième fait le voyage entre la côte africaine, Paris et sa banlieue.

Première novella : "Tempête"

Un homme débarque sur une île de la Mer du Japon. Monsieur Kyo y a autrefois séjourné avec une femme, Mary Song. Avant il y avait eu la guerre. Avant il y avait eu un viol auquel l'homme, photographe et chroniqueur de guerre avait assisté sans bouger. Puis la prison. Quand l'homme avait rencontré Mary Song, elle était chanteuse dans un hôtel pour touristes fortunés. Il était écrivain, plus jeune qu'elle. Ils étaient partis sur l'île pour chercher "le silence, la distance". Mais un jour Mary Song était partie nager et jamais revenue. "Mary qui buvait plus que de raison, et que la mer a prise."

Trente ans plus tard l'homme revient sur l'île d'Udo. Les femmes de la mer, celles qui plongent pour pêcher les ormeaux, sont toujours là, plus vieilles. Revenu là pour "vérifier qu'il n'y avait plus rien, que le passé était effacé", monsieur Kyo pense rester quelques jours seulement, mais il rencontre June, une jeune fille sans père. Sa mère est une femme de la mer. Monsieur Kyo s'achète une canne à pêche et s'installe sur l'île. L'homme et la jeune fille se retrouvent presque tous les jours. Elle lui apprend à pêcher et trouve à ses côtés réconfort. Il se met à prendre "une place importante" dans sa vie. De son côté, l'homme retrouve le bonheur de vivre au contact de la jeune fille. Portraits croisés, chacun son regard porté sur l'autre, on suit le mouvement de leurs cœurs au fil des deux récits écrits à la première personne.

Deuxième novella : "Une femme sans identité". Afrique de l'Ouest , Tarkwa. Bord de mer. Rachel a un papa, Monsieur Badou, une maman et une petite sœur, Bibi, qu'elle adore. Les parents se disputent. La feune fille découvre que sa mère n'est pas sa mère. Le pays aussi entre en guerre et la famille rentre à Paris. L'enfant grandit. S'éloigne. Se cherche. Se perd. N'arrive pas a devenir une femme. Ici aussi il est question d'un viol, celui qui a donné naissance à Rachel, faisant d'elle une femme "sans identité".

Du mauvais côté du monde

"Je suis du mauvais côté du monde ", dit Philip Kyo à June. "Je ne serai jamais du même côté que vous". Même sensation dite autrement par Rachel, en présence de sa sœur Bibi, qui sent bon le bébé. "Je ne veux pas voir Bibi, je ne veux pas suivre les mouvements de sa bouche. Nous vivons chacune d'un côté du mur, nous ne pouvons pas nous comprendre", pense Rachel. "Elle a les clés de la liberté, et moi je suis en prison." Et pourtant, les deux personnages finissent par abandonner leur "douleur exquise". C'est auprès de June que Phillip Kyo parvient à effacer le passé et en retournant sur les terres africaines de sa naissance que Rachel lâche le sien.

On peut chercher un sens à ces deux longues nouvelles, des liens : dans les deux il y est question de violence, des origines, de guerre, d'identité, de mémoire et de révolte. Mais qu'importe, Le Clézio écrit le monde, les humains faisant corps avec ou contre lui. Les deux nouvelles sont emportées par un même souffle, celui du vent, jamais loin, et par la puissance des océans, capables de tout effacer, car il faut bien vivre dans ce monde où "la mémoire est sans importance, sans suite. C'est le présent qui compte."

 
Tempête. Deux novellas J. M. G. Le Clézio (Gallimard - 232 pages - 19,50 euros)
Le Mercure de France publie en même temps "Mydriase suivi de Vers les Icebergs" (120 pages – 13,90 euros).


Extraits

"Tempête" : La mer est pleine de mystères, mais cela ne me fait pas peur. De temps à autre, la mer avale quelqu'un, une femme de la mer, ou un pêcheur d'hourites, ou bien un touriste imprudent que la vague a aspiré sur un rocher plat. La plupart du temps, elle ne rend pas les corps. Le soir, quand les femmes de la mer se réunissent devant la cabane de parpaings, pour se déshabiller et se laver au jet, je m'assois avec elles et je les écoute parler. Elles parlent dans le dialecte de l'île, j'ai du mal à tout comprendre. Elles ont un drôle d'accent chantant, on dirait qu'elles n'arrivent pas à oublier leurs appels quand elles sortent de la mer. Elles parlent la langue de la mer, une langue qui n'est pas tout à fait comme la nôtre, dans laquelle se mélangent les bruits qu'on entend sous l'eau, les murmures des bulles, le crissement du sable, les explosions sourdes des vagues sur les récifs.

"Une femme sans identité" Il a fallu faire l'inventaire. Les belles voitures avaient disparu depuis longtemps, il ne restait plus qu'une camionnette VW rouillée. La maison s'était remplie d'une foule de choses, tout ce qui provenait des magasins et du dépôt, des cartons de chaussures, des sacs à main, des coupons de tissu, des bouteilles d'alcool, des flacons d'eau de Cologne, des trousses de maquillage, des boîtes de biscuits Marie, des cartons de savonnettes, deux ou trois services en porcelaine, et même des ballons de foot dégonflés pliés en équerre. Toute cette camelote qui n'avait pas été saisie par les huissiers et que monsieur Badou avait soustraite à la confiscation dans l'espoir fallacieux de recommencer une vie ailleurs ! Il y avait quelque chose de comique, je dois dire, à vivre dans ce bataclan, à enjamber les colis et les cartons pour aller au W-C. c'était comme de vivre sur une plage au milieu des épaves. Ca rendait la ruine moins tragique.

J. M. G. Le Clézio est né à Nice le 13 avril 1940. Il est originaire d'une famille de Bretagne émigrée à l'île Maurice au XVIIe siècle. Il a poursuivi des études au collège littéraire universitaire de Nice et est docteur ès lettres. Malgré de nombreux voyages, J. M. G. Le Clézio n'a jamais cessé d'écrire depuis l'âge de sept ou huit ans : poèmes, contes, récits, nouvelles, dont aucun n'avait été publié avant "Le Procès-verbal", son premier roman paru en septembre 1963 et qui obtint le prix Renaudot. Influencée par ses origines familiales mêlées, par ses voyages et par son goût marqué pour les cultures amérindiennes, son œuvre compte une cinquantaine d'ouvrages. En 1980, il a reçu le grand prix Paul-Morand décerné par l'Académie française pour son roman "Désert". En 2008, l'Académie suédoise a attribué à J. M. G. Le Clézio le prix Nobel de littérature, célébrant "l'écrivain de la rupture, de l'aventure poétique et de l'extase sensuelle, l'explorateur d'une humanité au-delà et en dessous de la civilisation régnante"(Source Gallimard).

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