Tauromachie : Hemingway, fou d'arène
Lendemain de novembre 2015. Cinquante-sept ans après sa disparition, de nombreux Français meurtris sont venus chercher Hemingway. En quelques heures, "Paris est une fête" s'est converti en un phare que l'on ne voulait pas perdre de vue dans la nuit noire. Le livre a dépassé sa condition de titre oublié, presque perdu dans l'œuvre d'un géant.
Colosse au pied marin, Ernest Hemingway ne saurait pourtant se résumer au "Vieil homme et la mer". Derrière ce court roman presque philosophique, classique des programmes scolaires, se tient un monument de la littérature américaine. Nobélisé à cinquante-cinq ans, Hemingway avait entamé une carrière de reporter au "Kansas City Star" à seize. Témoin de son siècle, il s'est souvent tenu aux premières loges de grands événements. Ambulancier dans la Croix-Rouge italienne en 1918, journaliste aux côtés des républicains durant la Guerre d'Espagne, il assiste par ailleurs à la libération de Paris en août 1944. La guerre, la liberté, le goût du monde et de l'aventure ont marqué son existence comme ils ont nourri son entreprise littéraire - "L'adieu aux armes" (1929) et "Pour qui sonne le glas" (1940), notamment, en témoignent. Mais la vie d'"Ernesto", comme aimaient l'appeler ses amis cubains et espagnols, c'est aussi la passion de la corrida et des taureaux.
De plume, de cape et d'épée
Hemingway a beaucoup écrit sur la tauromachie. En 1921, il découvre pour la première fois une série de photos prises lors d'un "encierro" (course de taureaux dans les rues jusqu'à l'arène) en Espagne. Deux ans après, il se rendra à Pampelune pour assister aux ferias de San Fermin, fêtes populaires qui se tiennent cette année jusqu'au 14 juillet. Si cette édition 2016 a été marquée par l'action de militants anti-taurins venus réclamer en sous-vêtements et aspergés de faux sang l'interdiction de la corrida, le débat éthique autour de la souffrance animale n'est pas vraiment, au début des années 20, dans l'air du temps. Hemingway, du moins, ne s'y engouffrera pas et ignorera les critiques futures. Auteur d'articles sur le sujet, ce baroudeur fait des fêtes de San Fermin la toile de fond de la seconde partie de son célèbre roman "Le soleil se lève aussi" (1926). Le protagoniste du livre, alter ego fictif de son créateur, et ses amis américains, alcoolisés, oisifs, ont quitté leurs errements parisiens pour la chaleur de l'été navarrais. Les amitiés et les amours se jouent au milieu des traditions, se mêlent au bruit de la rue, des défilés de bandas et des ambiances de bars.L'amour d'Hemingway pour la culture taurine et l'Espagne, où il revient tous les ans au moment des fêtes, le convertit en un véritable "aficionado". En 1932, quelques années avant de participer à la guerre civile espagnole, Hemingway publie "Mort dans l'après-midi". Sous-tendu par l'humour, l'ouvrage est une réflexion quasi métaphysique sur la tauromachie, un monde dans le monde où le sang, le sacré et la mort tiennent les premiers rôles.
"Un torero ne peut jamais voir l'œuvre d'art qu'il crée"
1959. Le magazine "Life" demande à Hemingway d'écrire un article sur la "temporada"(la saison) de corrida à venir. L'écrivain américain reviendra avec un long récit, "L'été dangereux", publié en 1960, soit un an avant son suicide.On y découvre un Hemingway parcourant l'Espagne en voiture avec son épouse Mary, au gré des corridas de son ami torero Antonio Ordoñez. Rapidement, le lecteur comprend qu'il n'aura pas uniquement affaire à de précises et habiles descriptions de ces danses de mort données sur le sable des arènes. Le livre est aussi une chronique sur la rivalité qui opposa deux des plus grands toréadors de leur temps, Antonio Ordoñez donc, et son beau-frère Luis Miguel. Les blessures, parfois mortelles, comme ce fut le cas samedi dernier à Teruel (Victor Barrio, 29 ans, est mort après avoir été encorné au thorax, une première depuis trente ans en Espagne) habitent les pages de "L'Eté dangereux".
Extrait choisi : "Nous avions parlé de la mort sans être morbides et j'avais dit à Antonio ce que je pensais et qui ne vaut rien puisque nul d'entre nous ne sait rien à ce sujet. […] Antonio l'affrontait au moins deux fois par jour, parfois chaque jour de la semaine, parcourant de longues distances pour ce faire. Il ne pouvait combattre comme il le faisait qu'en ayant des nerfs parfaits et sans jamais se faire de soucis. Car sa manière de toréer, sans truquages, dépendait de sa compréhension du danger et de sa capacité à le maîtriser par la façon dont il s'ajustait à la vitesse du taureau, ou à son absence de vitesse, et par sa maîtrise du taureau lui-même au moyen de son poignet qui était gouverné par ses muscles, ses nerfs, ses réflexes, ses yeux, son savoir, son instinct et son courage."
Hemingway ne cherche pas l'objectivité, ni dans son approche de la corrida ni dans le portrait qu'il entreprend de ces guerriers en costume de lumière : "Alors il pivota sur lui-même et regarda la foule et son regard de chirurgien avait disparu de ses yeux et son visage était heureux du travail qu'il venait d'accomplir. Un torero ne peut jamais voir l'œuvre d'art qu'il crée. Il n'a pas l'occasion de la corriger comme un peintre ou un écrivain. Il ne peut l'entendre comme un musicien. Il ne peut qu'en avoir le sentiment et entendre les réactions de la foule. Quand il l'éprouve et sait que c'est une grande œuvre cela s'empare de lui de telle sorte que rien d'autre au monde ne compte plus."
Sur les routes ibériques
Véronique, "muleta", estocade, les termes propres à la tauromachie se succèdent au fil des descriptions toujours plus vivantes et colorées. Curiosité amusante, l'allergie de l'écrivain à une nouvelle génération de toreros qui s'éloignent des passes classiques pour privilégier des mouvements de capes toujours plus spectaculaires en vue de s'attirer les faveurs du public. De vulgaires cabotinages pour Hemingway qui n'hésite pas à se montrer sévère à l'encontre de cette nouvelle culture des "truquages".Les soirées passées à table, l'intimité du torero qui prie et que l'on habille avant le combat, les kilomètres roulés sur des routes traversées par Hemingway vingt-cinq ans plus tôt composent le reste du récit, à l'image de ce passage : "Les distances étaient toutes plus courtes, comme d'habitude, et la neige et le froid mortel avaient disparu. Mais je vis bien des lieux capables de m'effrayer encore par leur seule nudité. La vue du terrain ne me rappela pas les combats. Ils ne m'avaient jamais quitté. Mais elle m'aida un peu, comme toujours, à purger certaines des choses qui se produisirent sur la terre en voyant le peu de changement qu'elles avaient apporté aux collines arides qui avaient été autrefois plus importantes que tout à nos yeux". De quoi peut-être tenter les amoureux de "Pour qui sonne le glas".
Bonus pour les hispanophones, le documentaire (vost non sous-titré) "Hemingway en el ruedo iberico", qui revient sur la venue de l'écrivain durant la saison de corrida 1959!
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