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"Soumission", la farce mélancolique de Michel Houellebecq

Le prix Goncourt 2010 revient avec un roman de politique-fiction dans lequel il imagine l'arrivée au pouvoir d'un parti musulman modéré. On vit toute cette affaire du point de vue de François, un quadra typiquement houellebecquien, spécialiste de Huysmans et prof à la Sorbonne. "Soumission" (Flammarion), qui suscite une large polémique, est une fable contemporaine à la fois drôle et mélancolique.
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
 "Soumission" Michel Houellebecq (Flammarion), en librairie le 7 janvier 
 (Philippe Matsas / Flammarion)
L'histoire : 2022, François, la quarantaine, est professeur de littérature du XIXe à la Sorbonne, spécialiste de Huysmans. Il vit dans le XIIIe arrondissement de Paris, n'a ni femme, ni enfants, ni amis. Il enchaîne d'une année sur l'autre les relations avec ses étudiantes, sans grande conviction. François fait ses courses au Géant Casino et participe mollement à la vie sociale universitaire.

"En attendant la mort, il me restait le Journal des dix-neuvièmistes", constate-il. Sa dernière histoire avec Myriam, une étudiante de 22 ans très sexy, vient de se terminer, et il réalise qu'il aura du mal à s'en remettre. En France, le climat social est tendu, des voitures brûlent, des bandes attaquent sans qu'aucun média n'en rende compte (black-out sur la violence urbaine). Côté politique, Hollande achève son second mandat, Valls est toujours Premier ministre (!), et la campagne des présidentielles bat son plein.

François, qui s'est toujours senti "aussi peu politisé qu'une serviette de toilette", s'intéresse néanmoins à l'élection qui se prépare. Avec la mort lente des partis classiques, l'usure du principe d'alternance caractérisant la vie politique en France depuis des décennies, et la progression constante de l'extrême-droite, le paysage politique a vu la naissance d'un nouveau parti musulman modéré. Résultat : un second tour inédit se profile, qui devrait voir s'opposer Marine Le Pen et Mohammed Ben Abbes, le chef de file de la Fraternité musulmane. La suite réserve quelques surprises, qui font fuir à la campagne le héros de cette fable, jusqu'à ce qu'il finisse par se ranger, pour des raisons plus pratiques qu'idéologiques ou spirituelles, du côté des vainqueurs.

Un héros désespéré par "cette vie moderne atroce"
 
Le personnage de François est hautement houellebecquien. Il n'est pas équipé pour vivre dans un monde où les boîtes aux lettres se remplissent de courriers administratifs qu'il faut "traiter", où les fours à micro-ondes "merdent" dans les moments cruciaux, où les hommes sont obsédés par le sexe et la réussite sociale. Comme les tristes héros de son auteur préféré, Huysmans, François est désespéré par cette "vie moderne atroce".

S'il sent qu'avec Myriam il a atteint le sommet de sa vie amoureuse et que la femme apporte à la vie "un certain parfum d'exotisme", il ne se résout pas à opter pour la vie de couple, qui conduit selon lui "à brève échéance à la disparition de tout désir sexuel". Les temps ont changé et François pense qu'il est  plus raisonnable d'attendre l'âge de cinquante ou soixante ans pour vivre ensemble, "au moment où la cuisine du terroir, telle qu'elle est célébrée par exemple dans les Escapades de Petitrenaud, prend définitivement le pas sur les autres plaisirs". Bref, pas d'issue de ce côté-là non plus.

"Ça allait baigner dans l'huile, cette Pléiade"

Les bouleversements qui agitent le pays le font d'abord s'enfuir. Puis il accepte son éviction de la fac sans trop d'amertume et trouve son minimum de réconfort dans les livres. Il observe de loin les changements qui s'opèrent dans la société mais se sent de plus en plus "triste à en mourir". Après une vaine et courte échappée dans l'Abbaye où Huysmans a reçu l'oblature, il finit par se laisser convaincre par le nouvel ordre, qu'il entrevoit au pire  comme seule alternative au suicide, au mieux comme une option de confort, en tous cas comme une solution pratique pour répondre à son problème de femme (s). Reste pour s'exalter un peu la perspective de "travailler pour l'éternité", en dirigeant le projet d'une Pléiade consacrée à Huysmans.

Avec "Soumission", Michel Houellebecq creuse son sillon, en s'attaquant directement aux questions politiques que traverse la France. D'accord, le scénario est un peu gros, façon farce, mais "Soumission" n'est pas plus islamophobe qu'anti-catholique, c'est un roman qui dénonce d'un côté le retour en force du religieux, et de l'autre la montée des extrémismes, deux mouvements qui s'engouffrent dans un espace laissé vacant par des partis politiques "traditionnels", incapables de répondre aux aspirations, aux interrogations et aux peurs des citoyens. Ce point de vue, loin d'être révolutionnaire, ne mérite certainement pas l'agitation à laquelle on assiste ces derniers jours.

La religion comme opportunisme

Comme Virginie Despentes avec son "Vernon Subutex 1", Houellebecq ausculte notre société, sa décomposition et la perte de ses valeurs, un thème qui lui est cher. "La république est morte", dit-il dans un entretien à L'Obs. "Un courant d'idées né avec le protestantisme, qui a connu son apogée au siècle des Lumières, et produit la Révolution, est en train de mourir. Tout cela n'aura été qu'une parenthèse dans l'histoire humaine".

Partant de là, le romancier imagine comment cette société pourrait tourner. Il force le trait, et adopte (contrairement à Despentes), un point de vue parfaitement désespéré sur l'homme. Zéro humanisme chez Houellebecq : il ne sauve aucun de ses personnages (sauf les femmes peut-être), et ramène les perspectives d'avenir au mot qui tient lieu de titre à son roman. Il imagine ce monde dans lequel même l'arrivée au pouvoir d'un parti religieux se fait sans exaltation. Un triste monde, de confort. Et sans spiritualité. 

Le dernier roman de Houellebecq est à la fois drôle et mélancolique, intelligent et râpeux. "Soumission" se situe quelque part entre les misères d'un plat préparé à réchauffer au micro-ondes et la tristesse d'un monde résigné et sans idées, avec comme seule vraie consolation la littérature, cette chose unique qui donne du sel à la vie (et au céleri rémoulade des restaurants universitaires). Bref, du style. Un roman hautement houellebecquien. Et fortement vivifiant.
"Soumission" de Michel Houellebecq (Flammarion)
Soumission Michel Houellebecq (Flammarion – 300 pages – 21 euros)


Extrait :
"Je me réveillai vers quatre heures du matin, lucide, l'esprit aux aguets ; je pris le temps de faire soigneusement ma valise, de réunir les éléments d'une pharmacie portative, des vêtements de rechange pour un mois ; je retrouvai même des chaussures de marche - des chaussures américaines très high tech que je n'avais jamais utilisées, que j'avais achetées un an auparavant en m'imaginant que j'allais me lancer dans la randonnée pédestre. j'emportai également mon ordinateur portable, une réserve de barres protéinées, une bouilloire électrique, du café soluble. À cinq heures et demie, j'étais prêt à partir. Ma voiture démarra sans difficulté, les portes de Paris étaient vides ; à six heures, j'approchais déjà de Rambouillet. Je n'avais aucun projet, aucune destination précise ; juste la sensation, très vague, que j'avais intérêt à me diriger vers le Sud-Ouest ; que, si une guerre civile devait éclater en France, elle mettrait davantage de temps à atteindre le Sud-Ouest. Je ne connaissais à vrai dire à peu près rien du Sud-Ouest, sinon que c'est une région où l'on mange du confit de canard ; et le confit de canard me paraissait peu compatible avec la guerre civile. Enfin, je pouvais me tromper."

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