Réussir sa rentrée littéraire : enquête dans les coulisses des maisons d'édition
À chaque rentrée de septembre, c'est la même chose, autour de 600 nouveaux romans sont propulsés dans les rayons des librairies. Course de vitesse ou effet du réchauffement climatique ? En plus du nombre, chaque année, la rentrée de septembre arrive plus tôt, si bien que l'on pourrait sans exagérer la rebaptiser "rentrée d'août". Et rebelote en hiver : une autre fournée d'environ 500 romans sont mis sur le marché.
Comment, dans cette abondance, séduire les libraires ? Comment faire la Une, le buzz ? Comment entrer dans la course des Prix ? Bref, comment s'y prendre pour que les lecteurs lisent (et achètent) leurs romans plutôt que ceux des autres ? Les éditeurs ne peuvent pas compter sur les divines surprises du genre de celle l'an dernier survenue avec Leila Slimani, qui a fait un carton avec son premier roman "Chanson douce", Prix Goncourt 2017, ou Gaël Faye, gros succès de librairie lui aussi avec "Petit pays", son premier roman. Pour séduire les lecteurs donc, pas le choix, il faut mouiller la chemise.
Un grand "show" relayé sur Facebook
Cette année, chez Albin Michel on a mis le paquet. A la direction du marketing depuis 8 mois, Mickaël Palvin emploie pour parler de cette rentrée le jargon de la publicité. C'est de là qu'il vient (Publicis), et il assume. "On a organisé un show pour présenter nos livres de la rentrée. On a invité 300 personnes à la Maison de l'Amérique Latine. En plus des 220 libraires de la région parisienne, on a invité des journalistes du web, de la presse féminine, et aussi des booktubers, comme Nine" (près de 60 000 followers sur sa chaîne Facebook)."Oui, j'appelle ça un 'show', et nous allons retransmettre en direct cette présentation avec un 'Facebook Live' de manière à ce que les libraires de la France entière puissent suivre cette présentation, et ensuite elle sera visible sur notre page en replay. L'idée est de travailler sur la considération, de mieux soigner nos libraires, les journalistes, les booktubers", explique-t-il. La maison s'est offert un encart publicitaire dans le magazine professionnel Livres Hebdo pour annoncer son Facebook Live, "afin d'informer tous les libraires", précise Mickaël Palvin.
Coaching pour les jeunes auteurs
Ce "Show", a été minutieusement préparé, nous confie Mickaël Palvin. Lors de cette présentation, les auteurs seront présents pour parler de leurs livres. "Nous avons fait des petites séances de 'media training', de coaching, pour les préparer, en travaillant avec eux sur des slogans, sur des 'punchline'", précise-t-il.On lui demande s'il n'a pas peur de choquer en utilisant ce genre de vocabulaire, qui pourrait heurter les oreilles délicates des littéraires. "Il faut appeler un chat un chat. J'assume. D'autant que tout ce travail est fait pour servir la cause de nos livres", ajoute-il, ajoutant qu'il a lui-même lu les 14 livres de la rentrée, et que bien évidemment ces séances de préparation ne s'adressent pas aux auteurs habitués des rentrées, comme Amélie Nothomb ou Eric-Emmanuel Schmitt, "qui défendent très bien leurs livres chacun à leur manière et qui n'ont certainement pas besoin de nos conseils !"
Le livre serait-il donc un produit comme les autres ? "Ah non ! Certainement pas. Pour avoir vendu des voitures ou des petits pois, je peux vous dire que le livre n'est pas un produit comme les autres. Tout simplement parce que derrière chaque livre, on a un auteur, on a de l'humain, quelqu'un qui a passé un ou deux ans de sa vie (minimum) à travailler sur son manuscrit, qui a la plupart du temps un travail, qui souvent aimerait passer définitivement à l'écriture, pouvoir en vivre, et dont l'avenir peut se jouer sur un coup de dés. Le livre n'est donc certainement pas un produit comme les autres. On est dans de l'humain, dans du subjectif, donc très loin d'une science exacte", insiste Mickaël Palvin.
"Séduire de nouveaux lecteurs"
Aux éditions de L'Iconoclaste, le service de presse a décidé cette année d'innover pour faire parler de ses livres de la rentrée. Comme chez Albin Michel, on a organisé une présentation des livres de la rentrée en forme de "spectacle". La présentation aura lieu aussi en présence des auteurs au 27 rue Jacob, les locaux que la maison d'édition partage avec Les Arènes et la revue XXI, et qui dispose d'un espace librairie, déjà habitué à accueillir des événements autour des livres."Une présentation conçue comme un spectacle vivant, une mise en scène surprenante. On n'a pas fini de vous raconter des histoires", promet l'invitation. "Habituellement, ces présentations sont réservées aux libraires, mais cette année, nous avons ouvert aux blogueurs, aux booktubers, aux journalistes du web et aussi aux journalistes de la presse locale", explique Audrey Siourd, responsable de la presse des éditions L'Iconoclaste. "L'idée est aussi de séduire d'autres lecteurs, plus jeunes, qui sont sur les plateformes et ne lisent pas forcément la presse classique", explique Audrey Siourd. "Pour faire parler de la rentrée, les réseaux ont une force de frappe énorme", ajoute l'attachée de presse.
La maison a aussi lancé un concours invitant les lecteurs à lire l'un des 4 romans de la rentrée en avant-première, puis à donner leurs impressions sous forme d'une vidéo, d'un SMS, d'un mail. Les gagnants du concours gagneront un an de lecture à L'Iconoclaste et une rencontre avec l'auteur du livre qu'ils auront commenté.
"L'infra commercial"
Chez Grasset, la stratégie reste classique, concentrée sur les libraires. La maison organise depuis plusieurs années à la Maison de l'Amérique latine sa présentation de la rentrée aux libraires et à la grande distribution, le dernier lundi du mois de mai. "Nous invitons les libraires parisiens, ceux de la petite et de la grande couronne, et aussi des libraires de villes de province, comme Le Mans, ou Tours. Et nous nous déplaçons aussi pour une tournée en région, et également en Belgique et en Suisse", explique Jean-Marc Levent, directeur commercial des éditions Grasset."Nous avons la chance d'être dans un pays très attaché aux livres et d'avoir un réseau de librairies exceptionnel. Mais il est vrai qu'autrefois il y avait moins de maisons d'éditions, et que très peu organisaient des rencontres avec les libraires. Certaines d'entre elles avaient un tel capital symbolique qu'elles ne se donnaient pas la peine de faire des présentations dans les régions. Aujourd'hui tout le monde se déplace. Nous sommes confrontés à une rude concurrence. 600 romans à chaque rentrée, les libraires ne peuvent pas tout lire ! Il faut donc réussir à les convaincre de lire les nôtres", poursuit-il.
"Il y a les grands événements de présentation, mais il y a aussi ce que l'on appelle l'"infra commercial', c’est-à-dire un travail en coulisses avec les libraires, tout au long de l'année. On est dans l'humain. On connait les libraires, leurs goûts, pour certains leurs parti-pris. Donc la meilleure méthode, c'est de trouver les mots qui vont convaincre les libraires de lire nos livres. Cette année par exemple nous avons un livre extraordinaire de Michel Le Bris, mais qui fait 930 pages. Notre travail est de susciter le désir de lecture", explique Jean-Marc Levent.
"L'infobésité" des réseaux sociaux
"L'influence des médias s'est considérablement affaiblie ces derniers années", explique-t-il. "J'ai connu l'époque où l'on trouvait dans les librairies la table 'Apostrophes'. Aujourd'hui le pouvoir de prescription est revenu aux libraires. On peut me dire tout ce que l'on veut sur les réseaux sociaux, je reste persuadé que le libraire reste le meilleur vecteur pour vendre les livres. Et puis il y a une telle 'infobésité', qu'il y a forcément une grosse déperdition", souligne Jean-Marc Levent.Il ne souhaite néanmoins pas adopter pour autant une "posture de défiance" par rapport aux réseaux sociaux. "Je pense que c'est un mouvement qu'il faut accompagner. Nous avons d'ailleurs embauché un community manager et nous faisons un travail toute l'année sur ces réseaux. Nous réalisons par exemple des vidéos avec les auteurs, que nous postons sur notre page Facebook", poursuit-il.
"Nous avons 11000 followers sur notre page Facebook et 18000 sur Twitter, 5000 sur Instagram. C'est très difficile de quantifier le nombre d'exemplaires supplémentaires vendus de cette manière. Mais peu importe, même si nous n'avons convaincu qu'une poignée de lecteurs par ce biais, et que nous avons réussi à les fidéliser, ils peuvent ensuite être d'excellents vecteurs", conclut Jean-Marc Levent.
La rentrée doit rester "littéraire"
Reste ce défi : séduire les lecteurs en gardant une exigence éditoriale. Ceux que nous avons interrogés sont tous d'accord sur un point : le travail commercial n'empiète pas sur celui de l'éditeur. "Au cours de l'année, il m'arrive par exemple d'échanger avec des auteurs de la maison plus "main stream" comme Maxime Chattam ou Bernard Werber, qui sont plus sensibles aux attentes d'un public. On peut travailler beaucoup plus en amont, sur des tendances de la société", explique le responsable marketing d'Albin Michel."Par contre la rentrée littéraire est un événement à part. Avec une exigence littéraire, sur les textes, sur la langue. Et donc ce sont les éditeurs qui choisissent les manuscrits, le calendrier. On n'intervient pas du tout sur l'éditorial mais seulement sur la stratégie de lancement, pour donner envie aux lecteurs de lire les livres, parce que ce serait dommage que des super livres ne trouvent pas leur public", conclut Mickaël Palvin.
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