Retrouvailles avec Arturo Bandini : John Fante réédité
Les aventures d'Arturo Bandini plongent le lecteur dans l'Amérique des années 30. La Grande Dépression a fait des dégâts, Hollywood est à son apogée et la guerre n'a pas encore commencé. Arturo Bandini –double romanesque de Fante– est un fils d'immigré italien nourri aux spaghettis "olio e aglio" et aux images pieuses. Il est en même temps un adepte du rêve américain, en quête de richesse et de célébrité. Le résultat de ce métissage produit un personnage roublard, mégalo, drôle et violemment attachant.
Manque de "bon goût"
Arturo Bandini, fait sa première apparition dans la "La route de Los Angeles", écrit entre 1933 et 1936. Ce premier roman audacieux fait peur aux éditeurs américains : aucun ne prend le risque de le publier. Fante l'avait pressenti quand il écrivait à son ami Carey McWilliams "certains passages vont hérisser le poil du plus teigneux des loups. Tout cela est peut-être trop corsé, c'est-à-dire manquant de "bon goût". Mais ça ne me gêne pas."
Il faudra attendre 1985 -Fante est mort depuis deux ans- pour qu'un éditeur publie enfin ce premier roman, après que Joyce Fante, sa femme, ait découvert le manuscrit dans un tiroir dont la clé ne quittait pas le cou de l'écrivain. "C'est dire l'attachement de Fante pour ce premier roman tonitruant et délirant, mais que seuls quelques intimes avaient pu lire avant la mort de son auteur", explique dans son introduction Brice Matthieussent, le traducteur de Fante en France.
Les tribulations d'un immigré italien au pays des yankees
Dans ce premier roman, Fante campe son personnage : Arturo Bandini y accumule les petits boulots. Il commence son exploration professionnelle comme terrassier, mais à quoi bon creuser au fond d'un trou avec deux malabars, sous le cagnard, à se faire des ampoules aux mains? Arturo décide de plaquer le job avant qu'il ne le tue. Il devient ensuite plongeur dans les cuisines sales d'un restaurant où il regarde voler les mouches pendant quatre semaines, le temps de réaliser que son avenir est "très limité dans cette branche".
La vocation ne lui vient pas non plus en trimballant des caisses sur un camion, d'autant que le patron l'agace avec ses polos jaunes moulants et sa "stupide musculature". Quant à sa carrière chez un épicier, elle prend une mauvaise tournure le jour où, en plein rush, son patron italien bedonnant le surprend en train de lire Nietzsche dans les toilettes…
Il finit donc par prendre racine dans une conserverie de poissons, tout en fréquentant la bibliothèque, pas seulement pour reluquer la bibliothécaire, mais aussi pour se cultiver et échapper à l'âpreté de son quotidien de jeune immigré pauvre. Arturo s'invente des mondes. Il dialogue avec les femmes, (les massacrant au besoin quand elles sont la cause de ses malheurs) et entretient avec Dieu une relation toute particulière. Il trouve dans ses rêveries une issue à ses échecs et des raisons de ne jamais désespérer d'une vie pleine d'embûches et d'injustice.
Bukowski : "Voilà enfin un homme qui n'avait pas peur de l'émotion"
Si "La route de Los Angeles" n'a pas été pas publié, les deux autres romans qui narrent les aventures de Bandini sont édités aux Etats-Unis à la fin des années 30 "Bandini" et "Demande à la poussière" racontent l'enfance d'Arturo et la saga familiale pour le premier et l'apprentissage de l'écriture pour le second. La trilogie est rééditée chez Bourgois (c'est cette même maison d'édition qui l'avait fait découvrir en 1987 en France) dans un seul beau volume, avec une introduction nourrie de Brice Matthieussent.
Cette réédition est une excellente occasion de découvrir ou de redécouvrir un auteur culte, dont la prose a vraiment de quoi réjouir : le lecteur pourrait en effet, comme Bukowski en 1979, ressentir le bonheur d'avoir "trouvé de l'or à la décharge publique".
Romans 1 : La route de Los Angeles/ Bandini/ Demande à la poussière John Fante, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Philippe Garnier et Brice Matthieussent (Christian Bourgois - 752 pages - 22 euros).
Extrait :
"Après le dîner, je me suis fait couler un bain. J'étais ravi de mon repas, d'excellente humeur pour l'exécution. L'eau rendrait toute l'affaire encore plus intéressante. Pendant que la baignoire se remplissait, je suis allé dans mon bureau et j'ai fermé la porte à clef derrière moi. J'ai allumé la bougie, puis soulevé la boîte qui cachait mes femmes. Elles étaient là, les unes sur les autres, toutes mes femmes, trente femmes sélectionnées parmi les pages des magazines d'art, des femmes irréelles mais cependant acceptables, des femmes qui m'appartenaient davantage que n'importe quelle femme en chair et en os ne m'appartiendrait jamais. Je les ai roulées, puis glissées sous ma chemise. Je ne pouvais faire autrement. Mona et ma mère étaient dans le salon ; je devais passer devant elles pour aller dans la salle de bains. C'était donc la fin ! Le destin l'exigeait ! Quel dénouement ! J'ai regardé les murs du placard en essayant de me sentir ému. Mais ce n'était pas vraiment triste : j'avais trop hâte d'organiser leur exécution pour me sentir triste. Néanmoins, par respect pour les formes, je me suis immobilisé et les ai saluées avant de prendre congé d'elles. Ensuite, j'ai soufflé la bougie et je suis entré dans le salon. J'ai laissé la porte ouverte derrière moi. Pour la première fois, je laissais cette porte ouverte. Assise dans le salon, Mona cousait. J'ai traversé le tapis avec une légère bosse sous la taille. Mona a levé les yeux et vu la porte ouverte. Elle a été stupéfaite.
- Tu as oublié de fermer à clef la porte de ton bureau, elle a ricané.
- Je sais ce que je fais. Et je fermerai cette porte chaque fois que j'en aurai envie.
- Et Nietzsche, alors? C'est bien comme ça que tu l'appelles?
- T'occupe pas de Nietzsche, la bigote."
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