Rencontre : François Roux livre les secrets de son "bonheur national brut"
François Roux a pris le train. Il n'habite plus Paris. Un des ingrédients de sa recette du bonheur, nous dit-il, souriant, quand on le retrouve dans les locaux de son éditeur Albin Michel. Le bonheur, c'est justement le sujet de son deuxième roman "Le bonheur national brut".
Pourquoi ce titre "Le bonheur national brut" ?
Le titre est venu avant même que j'écrive une seule ligne du roman. Le bonheur national brut, c'est l'indice que le roi du Bhoutan, un petit pays du Sud de l'Asie, a choisi pour mesurer le bonheur de ses habitants. Je trouvais intéressante l'association de ce mot, "bonheur", un mot poétique, avec des termes comme "brut" et "national". L'incompatibilité de ces mots est un beau pied de nez à tous les acronymes du genre, PIB, PNB… Le roman était en germes, et c'est cette expression qui m'a donné envie d'écrire ce roman. J'avais envie depuis longtemps d'écrire un roman sur le désir de chacun de trouver le bonheur, et sa place dans la société, comment chacun essaie de s'approcher du bonheur. J'avais cette idée depuis longtemps, et le titre a cristallisé cette envie.
Mes personnages étaient déjà construits. Je savais qu'ils étaient quatre, qu'ils venaient de Bretagne, que je raconterais leur jeunesse et ensuite que leur histoire se prolongerait dans les années 2000. J'ai mis quatre ans à écrire ce livre et au début je pensais le finir avec l'élection d'Obama. Mais pendant l'écriture, il s'est passé des choses intéressantes, et ces évènements ont remodelé le roman. C'est comme ça que j'ai décidé de conclure avec l'élection de François Hollande en mai 2012. C'est devenu une évidence de boucler la boucle et de recentrer sur la France.
Pourquoi le 10 mai 1981 ?
C'est une date symbolique, extraordinaire, qui a cristallisé tous les espoirs. C'est un peu comme une coupe du monde de foot. Beaucoup de gens espéraient. Il y avait eu 69 et 74… Et tout à coup il est élu. Le niveau d'espérance a atteint son niveau maximum. Ca m'intéressait de faire coïncider cette espérance d'une société entière avec les espérances personnelles de quatre garçons qui commencent leur vie.
Pourquoi quatre garçons ?
C'est venu naturellement, cette histoire d'amitié entre quatre garçons. Les femmes sont présentes. Ce sont celles qui soutiennent les hommes, qui les portent. Mais j'ai choisi des personnages masculins sûrement parce que je suis moi-même un homme. Il y a un peu de moi dans chacun des garçons. Je n'aime pas l'autofiction, cette surexposition de l'égo. En revanche ça m'intéresse, à travers mon expérience personnelle, de parler de quelque chose de plus universel.
Au début, j'avais écrit le roman avec un narrateur omniscient. J'avais déjà écrit 200 pages mais j'ai eu l'impression que ça manquait d'une dimension personnelle Et puis j'ai tout réécrit avec le "je" de Paul. Paul c'est le personnage dont je me sens le plus proche. C'est celui dont la vie est construite sur du mensonge. Mais il y a aussi de moi dans le personnage de Rodolphe. Le fils de communiste. Il est empêtré, héritier d'une pensée dichotomique, J'ai fait exprès qu'il ne soit pas beau, et qu'il ne soit pas énarque, privé de la grâce héritée, et dans l'impossibilité d'entrer dans certains cénacles. La colère de Rodolphe, je l'ai eue…
L'idée était de mêler destins individuels et grande histoire. J'adore les auteurs qui racontent des histoires. Je suis fan de Dumas, mais j'aime qu'à travers ces histoires on parle de la société. A la manière des écrivains anglo-saxons comme Franzen ou Coe. Je trouve que c'est compliqué de décontextualiser un personnage. Je ne veux pas faire un roman sociologique, mais je veux que l'histoire ait une résonnance dans la vie de mes personnages. C'est intéressant pour construire mes personnages, comment tous ces évènements ont une incidence sur leurs vies personnelles. Je suis comme un scientifique, je mets mes personnages dans un petit bouillon, et ensuite je vois ce qui leur arrive.
C'est un livre enquête ?
J'aime bien travailler dans l'esprit d'écrivains américains comme Tome Wolfe, qui mêlent journalisme d'investigation et littérature. J'ai beaucoup enquêté pour écrire ce livre. J'ai beaucoup lu, passé des heures sur Internet, et j'ai aussi interviewé des gens. Par exemple j'ai interviewé Manuel Valls, pour qu'il me parle du PS, de l'état d'esprit de la 2e gauche à l'époque. Je n'avais pas envie de dire des bêtises. Il m'a apporté beaucoup d'éléments, sur la vision historique de la gauche à cette époque-là, et les espoirs à l'intérieur du PS. Il s'est un peu livré… D'ailleurs il y a un peu de lui dans un de mes personnages, Gabriel, en clin d'œil…
J'ai aussi interviewé un député, plus jeune, pour nourrir la deuxième partie du roman. C'est comme ça que ça fonctionne au PS. Il faut se construire "contre", ou très à gauche, ou très à droite, pour exister. Et ensuite j'ai ajouté cette idée du communicant, et trouvé cette expression "surface de visibilité".
Pareil pour le monde de l'entreprise d'aujourd'hui. En tant que réalisateur, je me frotte à ce qui se passe aujourd'hui dans l'entreprise. Le harcèlement. La notion de la valeur du travail a disparu. On ne parle plus que de rentabilité, de productivité. J'observe ce qui s'y passe, les difficultés, l'impossibilité à y être aujourd'hui heureux.
Je connais bien aussi ça parce que j'ai fait une prépa HEC, et que je travaille dans le monde du luxe. Ca m'amuse d'observer ces cadres qui sont dans une pensée unique, avec leurs tics de langage. J'observe de loin les discours.
Les changements passent aussi par les mots, par le langage?
J'ai beaucoup travaillé sur la sémantique. Comment la phrase adolescente se construit, puis la phrase adulte, comment la parole évolue, devient moins libre. J'ai travaillé sur les tendances sémantiques, les tics de langage, les expressions des années 80. C'était compliqué, parce que je ne voulais pas non plus faire un catalogue. Il fallait que cela entre dans la logique du récit.
Le roman est construit en deux parties, d'abord la jeunesse, puis on retrouve les personnages trente ans après. Vous avez fait une ellipse sur les années intermédiaires, pourquoi ?
C'était un peu un pari. Il fallait que je sache bien à quel moment je lâchais mes personnages. Au début, j'avais écrit plus long sur la jeunesse, le livre était deux fois plus épais. Et puis j'ai coupé. J'ai décidé de faire confiance à l'intelligence du lecteur, qu'il avait suffisamment d'indications pour faire le lien entre les deux histoires.
Ca m'intéressait aussi de retrouver les personnages trente ans après dans des situations similaires : la fête d'anniversaire de Tanguy, celle de ses 18 ans et celle horrible, de ses 46 ans. Les deux vernissages aussi. Montrer les personnages dans des situations identiques, alors qu'eux ont changé, ont vieilli.
Et puis j'ai travaillé sur la construction. Le roman fait 32 chapitres. Dans la première partie les chapitres sont plus nombreux et plus courts, pour donner une idée de légèreté. Quand on est jeune on passe d'un truc à l'autre. En vieillissant, on est plus dans un parcours. On a construit une vie, on a des enfants, on s'est marié, on change physiquement, on s'alourdit. Dans la deuxième partie du roman, les chapitres sont donc plus longs, et moins nombreux.
Pourquoi un livre plutôt qu'un film?
J'ai discuté récemment avec le réalisateur du film "Les lendemains qui chantent", qui parle des années Mitterrand. Et il me parlait des difficultés qu'il a rencontrées pour la reconstitution. Avec le roman, c'est plus facile. Vous évoquez "Thriller", de Mickael Jackson, et immédiatement le lecteur (enfin ceux qui ont vécu cette époque) sont projetés en décembre 1982. J'aurais été frustré d'être obligé de faire attention aux détails, être précis dans la reconstitution. . Au cinéma on voit tout de suite s'il y a un truc qui cloche. J'aurais été obligé de me coltiner avec ça. Avec le roman, je ne m'encombre pas de la reconstitution.
Et ce qui m'intéresse aussi, c'est le parcours intérieur des personnages. Et là la littérature a plus d'outils. Au cinéma c'est plus compliqué. Il y a aussi que le roman est une finalité. Ce qu'on écrit est la matière qui sera lue. On n'a pas de deuxième chance, en quelque sorte. Alors qu'un scénario ou une pièce de théâtre est un outil, destiné être magnifié (ou pas) par des acteurs.
Vous allez arrêter de travailler pour vous consacrer à l'écriture?
Non. J'ai un métier, qui me fait vivre. J'aimerais continuer à le faire. J'ai besoin de me frotter au monde. C'est bien d'alterner avec l'écriture.
Pourquoi avez-vous eu envie d'écrire sur le bonheur?
Personne n'échappe à l'envie d'être heureux. "Tous les hommes recherchent d’être heureux. Cela est sans exception, quelques différents moyens qu’ils y emploient. Ils tendent tous à ce but", disait Pascal. Mais aujourd'hui c'est de plus en plus compliqué de se sentir heureux. Le bonheur se trouve dans des moments fragiles, des moments particulièrement lumineux, qui donnent une ivresse mentale, mais ne sont pas suffisants pour donner le sentiment durable d'être heureux. Ca se travaille. C'est un ensemble de choix un peu risqués, où on accepte d'être arrivé à une certaine place. Accepter que c'est quelque chose qui ne se gagne pas. Je ne voudrais pas paraître moraliste mais je vois beaucoup de gens autour de moi qui gagnent beaucoup d'argent par exemple, mais qui ne s'arrêtent jamais. Ils ne voient pas leurs enfants grandir. Ils sont incapables de s'arrêter et de réfléchir à cette question de savoir ce qui est vraiment important pour eux. C'est important de comprendre que ce n'est pas parce qu'on ne va pas accéder à ses rêves qu'on va être malheureux. Comprendre comme Paul, le narrateur, que vouloir à tout prix être heureux, c'est peut-être la meilleure manière de ne pas l'être.
Ne rien attendre. C'est ce que François Roux a décidé d'adopter comme posture pour accompagner la sortie de cet ambitieux roman, qui risquerait pourtant bien de se retrouver dans les listes des prix littéraires de 2014.
Le bonheur national brut François Roux (Albin Michel – 680 pages – 22,90 euros)
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