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"Nos richesses" : l'hommage de Kaouther Adimi à Edmond Charlot, à la littérature, à l'Algérie

"Nos richesses" (Seuil) est le 3e roman de Kaouther Adimi. La jeune romancière de 31 ans y fait le récit des aventures d'Edmond Charlot, qui ouvrit dans les années 30 une librairie à Alger, où il côtoya et édita les plus grands romanciers de son temps. "Nos richesses" est un roman d'aventures, un hymne à la littérature et une plongée très concrète dans l'Algérie d'hier et d'aujourd'hui. Une perle.
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 4min
La romancière Kaouther Adimi, auteure de "Nos richesses" (Seuil)
 (Hermance Triay)
L'histoire : Alger, 1935, Edmond Charlot a 20 ans. Il termine le lycée à Alger. Quand son professeur de philosophie demande à ses élèves ce qu'ils souhaitent accomplir après la fin des cours, le jeune Edmond lui confie sa fascination pour "ce qui est imprimé". Quelques jours plus tôt il a parlé à son père d'un projet de librairie, "une librairie qui vendrait du neuf et de l'ancien". Le jeune homme rêve d'un endroit "qui ne serait pas juste un commerce mais un lieu de rencontres et de lecture". Il ambitionne un espace ouvert aux lecteurs et aux écrivains de tous les pays de la Méditerranée, "gens d'ici, de cette terre, de cette mer, sans distinction de langue ou de religion". Il prône "une pensée méditerranéenne, qui "ne se limite pas au môle d'Alger", loin des "algéniaristes", qui produisent une littérature qui regarde l'Algérie comme une terre exotique.

Edmond Charlot a peu de moyens, est encouragé sans être vraiment soutenu par sa famille, mais il a l'énergie de la jeunesse et la passion chevillée au corps. Il se lance dans l'aventure. Moins d'un an plus tard, le 3 novembre 1936, la librairie, baptisée "Nos vraies richesses", en référence à un récit de Giono qui l'a ébloui, ouvre ses portes. "Des jeunes, par des jeunes, pour des jeunes" est le slogan. L'espace est tout petit, mais les ambitions sont grandes.

L'effervescence littéraire à Alger

Edmond Charlot, poussé par les événements, et aussi par goût, s'est lancé dans l'édition. Camus l'a sollicité pour imprimer "La révolte des Asturies", dont les représentations ont été interdites à Alger après une révolte de mineurs qui a mal tourné. Pour l'ouverture de sa librairie, Edmond Charlot a aussi obtenu l'autorisation de Jean Giono d'imprimer "Rondeurs des jours", qu'il souhaite offrir à ses premiers clients lors de l'ouverture de la librairie.  

On tourne les pages et l'on marche aujourd'hui dans les rues d'Alger avec Ryad, 20 ans. Le jeune homme est étudiant à Paris et il est à Alger pour vider et repeindre la librairie, depuis transformée par l'état en bibliothèque, désormais à l'abandon. Contrairement à Edmond, Ryad n'a aucun intérêt pour les livres et compte s'acquitter de sa tâche au plus vite pour retrouver Claire, son amoureuse, à Paris. Mais le vieil Abdallah, gardien du "temple" depuis les premiers jours de la librairie, est là, qui veille sur la mémoire des lieux.

"Nos vraies richesses"

Le 3e roman de Kaouther Adimi est un très beau portrait d'Edmond Charlot, amoureux des lettres et des livres. Un aventurier de la culture, qui toute sa vie, malgré les infortunes et les aléas de l'histoire, a œuvré pour une certaine idée de la littérature, de l'édition, qu'il voulait ouverte et tolérante, respectueuse des uns et des autres. Une aventure qu'il a aussi essayé de garder sous le sceau de l'amitié, sans toujours y parvenir. La romancière nous plonge dans l'effervescence intellectuelle des années trente à Alger. Et aussi les soubresauts de l'histoire : les premières révoltes, la guerre, la décolonisation. Charlot a côtoyé et édité les plus grands écrivains et intellectuels de son temps, de Camus à Giono, en passant par André Gide, Vercors, Bernanos, Moravia, Saint Exupery, Frison Roche, Emmanuel Roblès, Jean Amrouche, Kessel…

Le roman de Kaouther Adimi est une composition en deux mouvements, l'un se déroule au passé, l'autre au présent. La romancière déroule ces deux récits autour du journal d'Edmond Charlot, qu'elle a imaginé, mais qui sonne si vrai qu'on le croirait exhumé des rayonnages de sa librairie.

Cette habile construction embarque le lecteur dans un voyage en terre algérienne, des années 30 à nos jours, de ses liens avec la France, tissés, brisés, et si complexes à dénouer. On est frappé par la douceur et la pudeur du récit, qui relate pourtant aussi des faits d'une extrême violence, mais que la romancière évoque dans les silences, hors champs. Le roman de Kaouther Adimi est aussi et surtout un hymne à la littérature, aux mots, aux livres, à la culture, qui sont "nos vraies richesses", celles qui ont le pouvoir de nous sauver.

"Nos richesses" est en piste pour le Goncourt, le Renaudot, le Medicis, le Prix Interallié, et le Prix du Style 2017.
 
"Nos richesses", Kaouther Adimi 
(Seuil - 215 pages - 17 €)

Extrait :


"Vous serez seul, car il faut être seul pour se perdre et tout voir. Il y a des villes, et celle-ci en fait partie, où toute compagnie est un poids. On s'y balade comme on divague, les mains dans les poches, le cœur serré.
Vous grimperez les rues, pousserez les lourdes portes en bois qui ne sont jamais fermées à clé, caresserez l'impact laissé sur les murs par des balles qui ont fauché syndicalistes, artistes, militaires, enseignants, anonymes, enfants. Des siècles que le soleil se lève au-dessus des terrasses d'Alger et des siècles que nous assassinons sur ces mêmes terrasses.
Prenez le temps de vous asseoir sur une des marches de la Casbah. Écoutez les jeunes musiciens jouer du banjo, devinez les vieilles femmes derrière les fenêtres fermées, regardez les enfants s'amuser avec un chat à la queue coupée. Et le bleu au-dessus des têtes et à vos pieds, le bleu ciel qui plonge dans le bleu marine, tache huileuse s'étirant à l'infini. Que nous ne voyons plus, malgré les poètes qui veulent nous convaincre que le ciel et la mer sont une palette de couleurs, prêts à se parer de rose, de jaune, de noir.
Oubliez que les chemins sont imbibés de rouge, que ce rouge n'a pas été lavé et que chaque jour, nos pas s'y enfoncent un peu plus. À l'aube, lorsque les voitures n'ont pas encore envahi chaque artère de la ville, nous pouvons entendre l'éclat lointain des bombes.
Mais vous, vous emprunterez les ruelles qui font face au soleil, n'est-ce pas ? Vous parviendrez enfin rue Hamani, l'ex-rue Charras. Vous chercherez le 2 bis que vous aurez du mal à trouver car certains numéros n'existent plus. Vous serez face à une inscription sur une vitrine : Un homme qui lit en vaut deux. Face à l'Histoire, la grande, celle qui a bouleversé ce monde mais aussi la petite, celle d'un homme, Edmond Charlot, qui, en 1936, âgé de vingt et un ans, ouvrit la librairie de prêt Les Vraies Richesses.

"Nos Richesses", Kaouther Adimi page 10

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