"Némésis", le monumental et ultime roman de Philip Roth
L'histoire : Newark, Etats-Unis, 1944. Une épidémie de polio sévit dans cette ville de près de 450 000 habitants. D'abord épargné, le quartier juif de Weequahic connait ses premiers malades, puis la propagation de l'épidémie. Bucky Cantor, 23 ans, vigoureux directeur du terrain de sports, continue à accueillir les enfants et fait face avec courage et sang-froid à l'apparition des premiers cas, des premiers morts, au deuil et à la douleur des familles. Cantor veut "bien faire", être un bon garçon, accomplir son devoir, d'autant plus qu'il se sent coupable de ne pas être au Front avec ses camarades engagés dans les combats en Europe, à cause de sa mauvaise vue. Comme d'autres avant lui - Camus, avec "La Peste", ou Giono, avec "Le hussard sur le toit"- Roth s'attaque à un sujet propice à la dramaturgie : une communauté d'hommes face à un cataclysme qui les dépasse, et les sentiments qui en découlent : la peur, la culpabilité, la colère, la douleur, le désarroi, l'égoïsme.
Un sens du devoir exacerbé
L'ampleur de la catastrophe, et la violence des sentiments déclenchés, Roth les décrit posément, décortiquant les états d'âme de Cantor, de sa fiancée, des familles touchées par la maladie et par la mort, chacun réagissant avec ce qu'il est. Cantor a déjà été frappé par le sort : une mère morte en couches en lui donnant naissance, un père escroc et absent. Cantor a grandi dans un milieu modeste. Son grand-père "a pris en main le développement viril du garçon", lui a inculqué les valeurs morales et un sens aigu du devoir. Il a reçu les soins bienveillants de sa grand-mère, douce et aimante. Il aime et est aimé par une jeune fille issue d'un milieu plus riche, dont le père est médecin et lui inspire envie et admiration. Jusque-là, Cantor a accepté son destin.
Orgueil mal placé
L'abominable maladie touche des enfants en pleine santé, au mieux les rend infirmes, au pire les emporte en quelques jours. L'épidémie déclenche chez Cantor des sentiments contradictoires, lui rendant tout à coup insupportables toutes les injustices qu'il a subies depuis sa naissance. Déchiré entre la nécessité d'accomplir son devoir et l'envie de vivre une belle vie prometteuse avec sa jolie et riche fiancée, Bucky se trouve pris au piège de son orgueil, écrasé par une responsabilité qu'il ne peut s'empêcher de s'attribuer, quand il ne s'en prend pas directement à Dieu.
Comme le "petit Français", médecin à l'héroïsme zélé dans "Le Hussard sur le toit", Cantor se sent investi d'une mission. Il ne supporte pas de ne pas pouvoir sauver les enfants. "Je voulais aider les gosses à devenir forts, et au lieu de cela je leur ai fait un mal irrévocable", dit-il, sans que rien ne puisse apaiser ses tourments. "Nous avons tous une conscience", essaie de le rassurer le docteur Steinberg, le père de sa fiancée, "et une conscience est quelque chose de précieux, mais pas si elle commence à vous faire croire que vous êtes coupable de ce qui dépasse largement le champ de vos responsabilités."
"Parfois on a de la chance, et parfois on n'en a pas. Toute biographie tient du hasard"
La maladie ne s'attaque pas qu'aux corps, mais imprime des déformations irréversibles sur certains esprits. Ce que décrit Roth, c'est aussi l'inégalité face au malheur. Certains sont mieux armés que d'autres pour affronter une épreuve, mieux armés pour accepter un drame et continuer à vivre, malgré tout. Cantor ne peut pas accepter cette tragédie. Il ne peut pas ne pas se sentir coupable. Il faut qu'il "convertisse la tragédie en culpabilité. Il lui faut trouver une nécessité à ce qui se passe. Il y a une épidémie, il a besoin de lui trouver une raison. Il faut qu'il se demande pourquoi. Pourquoi? Pourquoi? Que cela soit gratuit, contingent, absurde et tragique ne saurait le satisfaire." Cantor se laisse enfermer dans un "orgueil stupide, non pas l'orgueil de la volonté et du désir, mais l'orgueil d'une interprétation religieuse infantile, chimérique". Son excès de vertu et un sens exagéré des responsabilités le conduisent au désastre.
Un dernier roman accompli
La vie, la mort, Dieu, Philip Roth reprend dans ce roman naturaliste tous les thèmes qui lui sont chers et déroule brillamment le fil de son récit, nous donnant à assister à l'autodestruction d'un homme apparemment solide et courageux, mais dont le surgissement d'un événement dramatique extérieur réveille la vulnérabilité. Un homme ni brillant ni insouciant, incapable d'accepter la "force des choses" et son absurdité, un "maniaque du pourquoi", sa rigidité morale et son orgueil le plongeant dans une vie tragique, où il s'inflige lui-même une punition digne des foudres de Némésis, déesse grecque chargée de punir l'excès de bonheur, les outrages ou l'orgueil.
Le narrateur, discret au début du roman, prend clairement sa place dans la dernière partie du livre, et du même coup dans la fin de la vie de Bucky Cantor. Enfant du terrain de jeu, Arnold Mesnikoff arrive dans le récit comme un révélateur, contradicteur et contre-exemple, montrant que malgré la "tyrannie de la contingence", chacun peut rester maître de sa vie. Philip Roth ne tranche pas. Il laisse le lecteur avec cette interrogation : "Peut-être que Bucky n'avait pas tort (...) Peut-être qu'il était en vérité la flèche invisible."
Tout le talent de Roth est d'aborder des questions philosophiques complexes, simplement en racontant une histoire. "Némésis" est un très grand roman, qui vaudra peut-être à son auteur, oublié jusqu'ici malgré une œuvre colossale, de recevoir le Nobel de littérature. D'autant que "Némésis" sera son dernier livre, c'est Philip Roth qui le dit.
Némésis
de Philip Roth, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Marie-Claire Pasquier
Gallimard
228 pages / 18,90 €
[ EXTRAIT ]
"Il n'avait pas prévu d'aller au cimetière. Après la synagogue, il avait le projet de rentrer aider sa grand-mère à finir les tâches domestiques du week-end. Mais il pénétra dans la voiture dont on lui tenait la portière ouverte et s'assit sur le siège arrière à côté d'une femme qui portait une voilette noire et s'éventait en agitant un mouchoir devant son visage poudré et strié de sueur. Assis à la place du chauffeur, il y avait un petit homme trapu en complet noir qui avait le nez cassé comme celui du grand-père de Mr Cantor, et peut-être pour la même raison : les anti-sémites. A côté de lui il y avait une fille de quinze ou seize ans, brune, au physique plutôt ingrat, qu'on lui présenta comme Meryl, la cousine d'Alan. L'homme et la femme étaient l'oncle et la tante d'Alan du côté maternel.
Ils durent rester enfermés quelques dix minutes dans la voiture étouffante, à attendre que le cortège funèbre se forme derrière le corbillard. Mr Cantor essayait de se rappeler ce qu'avait dit Isadore Michaels, dans son éloge, sur la façon dont Alan avait eu l'impression que sa vie, tant qu'il vivait, était illimitée, mais invariablement il se retrouvait à imaginer Alan rôtissant dans sa caisse comme un morceau de viande."
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