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"Le discours" : la mélancolie hilarante de Fabrice Caro dans un roman one-man-show

Fabrice Caro, c'est Fabcaro, l'auteur de BD qui nous a fait hurler de rire avec "Zaï Zaï Zaï Zaï". Il publie cette fois un roman, "Le discours" (Gallimard - Sygne), qui fait le récit à la première personne d'un déjeuner familial perturbé par un SMS suspendu à une réponse qui n'arrive pas… Un roman traversé par une mélancolie en forme d'humour cinglant. La patte de Fabcaro, sans le dessin.
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
Fabrice Caro publie "Le discours" (Sygne - Gallimard)
 (Francesca Mantovani / Gallimard)
L'histoire : Adrien, la quarantaine, assiste à son antépénultième dîner familial quand Ludo, son futur beau-frère officiel, entre le gratin dauphinois et une tirade sur le chauffage au sol, lui lâche : "Tu sais, ça ferait très plaisir à ta sœur si tu faisais un petit discours le jour de la cérémonie". Adrien n'a pas la tête à ça, il n'est pas dans son assiette. Un peu plus tôt dans la soirée, à 17h24 pour être précis, il a envoyé un SMS à Sonia. "Coucou Sonia, j'espère que tu vas bien, bisous". Sonia, la femme, sa compagne, lui a annoncé trente-huit jours avant et sans préambule : "J'ai besoin d'une pause". Depuis, rien.

"Je suis celui qui ne vient pas par deux, je ne suis qu'une moitié d'entité"

Le message faussement désinvolte qu'Adrien a envoyé à Sonia a été lu à 17h54, mais le téléphone d'Adrien reste muet, occasionnant dans son cerveau les conjectures les plus fantaisistes. Car Adrien est un grand angoissé, tendance dépressive, et un éternel célibataire, on ne tardera pas à s'en rendre compte. "Dans les repas de famille, par ma faute, nous avons toujours été un nombre impair à table. Je suis celui qui ne vient pas par deux, je ne suis qu'une moitié d'entité", dit-il.

Il a fait, la nuit précédente, un rêve qu'il ne peut s'empêcher de considérer comme une allégorie de sa propre vie. Un rêve où il est question d'un banquet. Un banquet où tout le monde mange des gambas. Tout le monde, sauf Adrien, à qui le serveur a apporté un bol de vermicelles. "Tu vois, ne pas avoir osé dire au serveur que tu avais eu un bol de vermicelles alors que les autres avaient des gambas, c'est l'histoire de ta vie. Et tu manges des vermicelles sans rien dire."

Avec "Le discours", déroulé à la première personne, l'auteur entre autres de "Zaï Zaï Zaï Zaï" (6 pieds sous terre, 2015, 250.000 exemplaires vendus), et de "Moins qu'hier et plus que demain" (GlénAAARG/Glénat, 2018) embarque le lecteur dans le cerveau d'un quarantenaire décalé, un genre de loser, qui porte sur lui-même et sur le monde un regard sans concession, mais qui supporte tout ce qui l'insupporte sans réagir, entretenant malgré lui les malentendus qu'il collectionne depuis son enfance, "autant par lâcheté que par paresse".

Seul en scène

"Le discours", c'est celui qu'Adrien devra faire au mariage de sa sœur, celui qu'il cherche à esquiver, et qu'il écrit et réécrit intérieurement pendant le dîner, mais ce sont aussi les discours que se servent indéfiniment les membres d'une famille pour ne pas avoir à se parler pour de vrai. Car ce que nous dit ce roman avec un humour cinglant, c'est la solitude de chacun au milieu des autres.

On peut lire "Le discours" comme une pièce de théâtre dans laquelle se jouent en parallèle deux scènes, celle de l'action visible, un dîner familial, et celle d'un monde intime, celui du narrateur, fait d'angoisses, de préoccupations, de réflexions qui la plupart du temps sont à des années-lumière de la première scène, cette comédie familiale réglée comme du papier à musique, où chacun joue sa partition sans se soucier de l'autre, ou si mal.

Mélancolie hilarante

Une légère porosité entre ces deux mondes, intermittente, laisse parfois arriver jusqu'aux oreilles du narrateur une phrase de Ludo sur le permafrost, un mot de sa mère sur sa santé ou sur un voisin ayant "fait construire". Il arrive même qu'Adrien se connecte à 100 % sur l'action, quand sa sœur (blasphème) apporte sur la table une tarte poire chocolat, en lieu et place du sempiternel gâteau au yaourt confectionné par la mère depuis des décennies, et qui conclut sans surprise chaque repas familial…

Une forme de mélancolie traverse ce roman aux allures de one-man-show, une mélancolie en forme d'humour cynique, qui parle de malentendus, d'espoirs déçus, d'impossible rencontre avec ceux qui sont censés être nos plus proches, un livre aussi sur le nombrilisme, désespérant, de la plupart d'entre nous.

Fabcaro, sans le dessin

Deuxième roman de Fabrice Caro après "Figurec" (Gallimard, 2006), "Le discours" est déroulé dans une écriture efficace, théâtrale, au rythme tumultueux de la pensée, avec un sens aigu de la formule. La patte de Fabcaro, qui nous fait rire aux larmes, sans les dessins, que l'on regrette un brin.

Fabrice Caro inaugure la nouvelle collection Sygne, de Gallimard, lancée pour accueillir des auteurs venus d'autres horizons que la littérature : sciences humaines, littérature jeunesse, musique, cinéma… "Nous voulons faire la part belle à la circulation des genres et des registres", souligne Thierry Laroche, le directeur de la collection.
 
"Le discours", de Fabrice Caro
(Sygne-Gallimard – 200 pages – 16 euros)

EXTRAIT

Que se passerait-il si j’en parlais là, ce soir, tout à coup, entre deux calculs sur la taxe d’habitation ? Voilà, j’avais une amoureuse, nous étions ensemble depuis un an, mais elle m’a quitté il y a trente-huit jours, elle s’appelle Sonia, je suis abattu, j’ai un poids constant sur la poitrine et je suffoque, elle a lu mon message à 17h56 sans y répondre, qu’est-ce que vous me conseillez de faire ? Vous croyez qu’elle pense encore à moi ? Ça vous est déjà arrivé ? Et peut-être à partir de cette instant précis nos rapports changeraient-ils du tout au tout, peut-être découvrirais-je de nouveaux visages, en fait tout ça n’était qu’une couverture, la taxe d’habitation, le gratin dauphinois, peut-être une profondeur insoupçonnée surgirait-t-elle tout à coup de nulle part, sous le chauffage au sol, une fois la dalle arrachée, trouverait-on du Shakespeare, du sang, des larmes, de la sueur, de la vodka sur des violons tziganes ? Mais non. Les quatre personnes autour de cette table sont probablement les mois habilitées sur Terre à pouvoir me soulager. Au mieux ma mère irait en silence dans la cuisine me préparer un jus d’orange pendant que mon père m’enverrait un clin d’œil complice totalement hors sujet."

"Le discours", Fabrice Caro, page 81

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