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"Frère d'âme" de David Diop prix Goncourt des Lycéens 2018 : dans la tête d'un tirailleur sénégalais

David Diop vient de remporter le prix Goncourt des Lycéens pour "Frère d'âme" (Seuil). Le chant déchirant d'un tirailleur sénégalais pris de folie dans la boucherie de 14, après avoir assisté impuissant à la mort de son ami d'enfance, celui qu'il appelle son "plus que frère". David Diop signe un 1er roman d'une beauté écrasante, qui donne voix aux milliers d'Africains, quasiment jamais entendus.
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
David Diop, lauréat du Goncourt des Lycéens avec "Frère d'âme" (Seuil)
 (JOEL SAGET / AFP)
Le romancier David Diop a remporté jeudi le convoité Goncourt des Lycéens, qui fête cette année ses 30 ans, pour "Frère d'âme" (Seuil), histoire d'amitié, jusqu'à la folie, dans l'enfer des tranchées. Le roman a été choisi au 2e tour, par 5 voix sur 13, devant "Le Malheur du Bas" (Albin Michel) d'Inès Bayard et "La vraie vie" d'Adeline Dieudonné (L'Iconoclaste). Le jury a été séduit par "sa vision terrible de la Grande guerre, entre Afrique et Europe, sagesse et folie".

L'an dernier, les lycéens avaient consacré "L'art de perdre" (Flammarion) d'Alice Zeniter, un récit puissant sur les non-dits de la guerre d'Algérie racontant le destin d'une famille française dont le grand-père fut harki.

"Je suis très heureux"

Finaliste malheureux du Femina, du Médicis, du Goncourt et du Renaudot, David Diop était le seul auteur à figurer dans toutes les sélections des grands prix littéraires d'automne et le seul homme en lice pour le Goncourt des lycéens.
Les lycéens présentent "Frère d'âme", de David Diop, qui a emporté leurs suffrages
"Je suis extrêmement heureux d'avoir été choisi par vous parce que je suis enseignant et que j'ai enseigné en lycée à la fin du siècle dernier, mais je garde toujours dans mon coeur vos regards, vos sourires, quand vous découvrez les textes et je suis vraiment très sensible à votre, je ne vais pas dire amour, disons prédilection", a déclaré David Diop, joint par téléphone. 
 
L’histoire : 1914. Ils ont vingt ans, Alfa Ndyaye et Mademba Diop, deux jeunes Sénégalais amis d'enfance, venus de leur village sur le sol français pour défendre la patrie. "Vous les chocolats d'Afrique Noire vous êtes naturellement les plus courageux parmi les courageux. La France reconnaissante vous admire", leur répète le capitaine Armand. Alors quand il leur ordonne de sortir de la tranchée pour affronter l'ennemi, ils font comme leurs camarades, ils sortent du trou et se lancent en hurlant, "le fusil réglementaire dans la main droite et le coupe-coupe sauvage dans la main gauche".

Un jour, à la sortie de la tranchée, Mademba Diop est blessé. La mort ne vient pas tout de suite. "Lui, Mademba, n'était pas encore mort qu'il avait déjà le dedans du corps dehors". Alors que les soldats ont depuis longtemps rejoint la tranchée, Alfa reste  au côté de Mademba, assistant à la longue agonie de son "plus que frère", sans savoir quoi faire. "Trois fois il m’a demandé de l’achever, trois fois j’ai refusé".

Quand enfin son ami rend son dernier souffle, Alfa porte son corps jusqu'à la tranchée, en pensant, trop tard, qu'il aurait dû faire ce que lui demandait son ami : abréger ses souffrances. "Ah, Mademba Diop ! Ce n'est que quand tu t'es éteint que j'ai vraiment commencé à penser. Ce n'est qu'à ta mort, au crépuscule, que j'ai su, j'ai compris que je n'écouterais plus la voix du devoir, la voix qui ordonne, la voix qui impose la voie. Mais c'était trop tard", dit-il.

"La France du capitaine a besoin de notre sauvagerie"

Trop tard. Alpha commence sa guerre. Décide de ne plus faire le sauvage pour la France "parce que ça l'arrange". Il devient "sauvage par réflexion". "Quand je sors du ventre de la terre, je suis inhumain par choix, je deviens inhumain un tout petit peu. Non pas parce que le capitaine me l'a commandé, mais parce que je l'ai pensé et voulu".

Et il se met à tuer à sa manière, répétant à chaque sortie de la tranchée le même rituel macabre, une cérémonie qu'il accomplit en pensant à son "plus que frère" Mademba. Il en choisit un. Un du camp adverse. Il le ligote. Il l'éventre. Puis il fait pour lui ce qu'il n'a pas fait pour son ami. "Dès sa seconde supplication des yeux, je lui tranche la gorge comme aux moutons du sacrifice. Ce que je n'ai pas fait pour Mademba Diop, je le fais pour mon ennemi aux yeux bleus. Par humanité retrouvée". Le rituel se finit toujours de la même manière : il découpe la main de l'ennemi aux yeux bleus, et la rapporte comme un trophée dans la tranchée.

Au début ça rassure ses camarades, qui l'accueillent comme un héros. Mais à force, une main, puis deux, puis trois, puis 4,5, 6… Alpha leur fait peur. Il accomplit jour après jour le même crime macabre, rien ni personne ne semblant capable de l'arrêter. Jusqu'à ce que le Capitaine l'envoie se "reposer un peu" à l'arrière.

"Je suis deux voix simultanées. L'une s'éloigne et l'autre croit"

Là, loin des tranchées et des obus, Alpha plonge dans son passé. Le village, ses règles, ses croyances, le chagrin de son père après la disparition de sa mère, son enfance auprès de son ami Mademba, petit et malingre, pendant que lui, Alpha, devenait grand et fort, et le souvenir de "Fary Thiam", la jeune femme qui contre toute les lois du village lui a offert la "joie du corps" avant son départ pour la guerre, lui donnant un bonheur que son ami et "presque frère" Mademba n'a pas eu la chance de connaître avant de mourir au front.

"Je suis deux voix simultanées. L'une s'éloigne et l'autre croit", cette citation de Cheikh Hamidou Kane apostée par l'auteur en exergue de son roman annonce le sortilège : Alpha s'enfonce dans ses pensées, se fond dans les souvenirs, se dissout tant et si fort qu'il finit par se confondre avec son "plus que frère", incorpore son âme à la sienne jusqu'à s'effacer, jusqu'à lui céder sa place, pour réparer l'irréparable, apurer la boucherie, sauver son ami du néant et le rendre à la vie, et pour Alpha, se sauver lui-même et retrouver le chemin de l'humanité.

"Je suis libre de penser ce que je veux"

"Frère d'âme" est un long cri déchirant, un chant comme une incantation, qu'il faut lire sans résister. Laisser les mots vous percuter sans broncher. David Diop ne nous laisse pas le choix. Il faut avancer avec Alpha. L'accompagner jusqu'aux confins. Et vivre ce que des milliers de tirailleurs sénégalais ont eu à souffrir, à mourir dans une guerre qui ne leur appartenait pas.

"Frère d'âme" est aussi l'histoire d'une émancipation. "Personne ne sait ce que je pense, je suis libre de penser ce que je veux. Ce que je pense c'est qu'on veut que je ne pense pas. L'impensable est caché derrière les mots du capitaine. La France du capitaine a besoin que nous fassions les sauvages quand ça l'arrange".

L'âme des ancêtres

David Diop construit son histoire par petits cercles, s'élargissant à chaque passage, phrases répétées, revisitées, comme un conte s'enrichissant chaque fois qu'il est une nouvelle fois raconté. 

En faisant sa propre guerre, Alpha brise le joug. Même s'il faut s'y perdre, il se réapproprie son histoire, comme le fait l'écrivain en la racontant avec ses propres mots, convoqués loin, très loin des tranchées, dans l'histoire, la coutume, le rythme, la musique, l'âme de ses ancêtres.

Avec ce premier roman d'une beauté écrasante, David Diop redonne voix aux milliers de soldats africains, si peu entendus,  envoyés à la mort dans une guerre qui ne leur appartenait pas.

"Frère d'âme est en lice pour le Goncourt, le Renaudot, le Médicis, le Fémina, et le Prix Interallié.
 
"Frère d'âme", David Diop
(Seuil - 175 pages - 17 €)

Extrait :

Ah ! Mademba Diop, mon plus que frère, a mis trop de temps à mourir. Ça a été très, très difficile, ça n'en finissait pas, du matin aux aurores, au soir, les tripes à l'air, le dedans dehors, comme un mouton dépecé par le boucher rituel après son sacrifice. Lui, Mademba, n'était pas encore mort qu'il avait le dedans du corps dehors. Pendant que les autres s'étaient réfugiés dans les plaies béantes de la terre qu'on appelle les tranchées, moi je suis resté près de Mademba, allongé contre lui, ma main droite dans sa main gauche, à regarder le ciel froid sillonné de métal. Trois fois il m'a demandé de l'achever, trois fois j'ai refusé. C'"était avant, avant de m'autoriser à tout penser. Si j'avais été tel que je suis aujourd'hui, je l'aurais tué la première fois qu'il me l'a demandé, sa tête tournée vers moi, sa main gauche dans ma main droite."

"Frère d'äme", page 12

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