"Eden Springs" : le paradis venimeux d'une secte, par Laura Kasischke, invitée du Festival America
Personne n'est là pour les adieux. Le fossoyeur laisse glisser le cercueil dans le trou. Le couvercle s'ouvre. "Ce n'était pas une vieille dame qui le dévisageait. C'était une jeune fille, pas plus de seize ans. Deux tresses souples de cheveux blonds vénitiens". Une enquête est ouverte…
À Eden Springs, Benjamin Purnell a construit un "paradis" pour ses adeptes. Des belles maisons dans un style victorien, entourées d'un grand verger où butinent les abeilles, où gambadent les jeunes filles en fleur.
Le Second Avènement et la Vie Éternelle
Les membres de la communauté cultivent la terre, pratiquent le sport. Ils ont même une très bonne équipe de baseball. Produisent leur électricité. On chante. On prie. Tous, hommes, femmes, vêtus de blanc. Interdiction de couper ses cheveux, sa barbe. Interdiction de manger de la viande, de boire de l'alcool, d'avoir des rapports sexuels. Il faut préparer son corps au Second Avènement, qui apportera la vie éternelle, a promis le Roi Benjamin. Eden Springs, son zoo, ses manèges, son petit train, devient un parc d'attractions.Tout ce petit monde vit dans l'adoration du beau et charismatique "Roi Benjamin". Teint clair, yeux hypnotisants, visage de star hollywoodienne, toujours vêtu de blanc, mains impeccables, chevelure tombant jusqu'au milieu du dos et longue barbe. Il arrive souvent que les femmes s'évanouissent en le voyant apparaître.
"L'orchestre jouait et Benjamin est venu vers nous vêtu de blanc. J'ai eu l'impression d'entrer au paradis… (H. Pritchard, fidèle)"
"Eden Springs", page 27 Par terre et par mer, d'Allemagne, d'Angleterre, de France, du monde entier, pendant une vingtaine d'années, des centaines d'adeptes rejoignent la secte, et sont adoptés, voire adorés par les habitants de Benton Harbor... Jusqu'au fameux jour où le fossoyeur découvre une jeune fille dans un cercueil, là où devrait selon les dires de la Maison de David, reposer une dame de 68 ans….
Que se passe-t-il en réalité dans le paradis d'Eden Springs ? Que cache cette mort suspecte ? Qui est vraiment Benjamin Purnell ? Que fait-il avec les très jeunes filles de la Maison de David ?
Le paradis venimeux
Laura Kasischke, originaire elle-même du Michigan, s'est emparée des faits réels pour en faire un étonnant roman, composé à partir de documents, extraits de coupures de presse de l'époque, témoignages de fidèles, citations du gourou, des dépositions, textes publicitaires, extraits de livres, transcriptions de moments du procès…
Chaque chapitre commence par un texte documentaire, et se poursuit par ce que ces documents ne disent pas. Kasischke invente des personnages, imagine les situations, remplit les blancs, pose des mots sur les silences, et retisse ainsi une histoire. Glaçante.
L'auteure d'"Esprit d'hiver" (Bourgois, 2013) dévoile avec son talent habituel (XXL) le venin d'un système sectaire. Les ambiguïtés, la complexité, des rapports d'interdépendance entre les adeptes et leur gourou, leur psychologie et celle de leur mentor, les manipulations des uns et des autres… Elle décortique pas à pas les mécanismes d'un édifice diabolique.
"Eden Springs", microcosme où se concentre le pire comme le meilleur, devient pour la romancière un extraordinaire terrain d'observation des comportements humains. Et les obsessions du "Roi Benjamin" font échos à notre présent, ses injonctions à la beauté, à la jeunesse, à une vie saine dans un corps sain, manger bio, faire du sport, rester jeune, un bonheur revendiqué, exposé, surexposé, et derrière l'écran (qui a remplacé le papier glacé), la noirceur, les abus, la violence (#MeToo)
En juxtaposant son texte (magnifique !) avec des textes historiques, documentaires, la romancière ouvre au lecteur une porte sur le versant caché de la réalité. Celui, difficile à entrevoir, qui se cache derrière les apparences. Elle donne ainsi la preuve, une fois encore, que la littérature fait œuvre, mieux que n'importe quoi, d'agent éclairant du monde.
Laura Kasischke est invitée au Festival América à Vincennes, jusqu'au 23 septembre. Elle sera également à la Maison de la Poésie à Paris ce vendredi 21 septembre à 20H00 pour une lecture musicale de son roman, avec Lola Lafon.
"Eden Springs", Laura Kasischke, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Céline Leroy, postface de Lola Lafon
(Editions Page à Page – 170 pages – 18 euros)
Extrait :
Q : comment vous présentaient-t-ils les choses ?
"Eden Springs", page 57
R : Ils disaient qu’ils vivaient comme une seule famille que c’était le seul endroit où on pourrait connaître la vie éternelle ; il m’en ont parlé comme si là-bas, j’allais devenir immortel.
(Déposition de Harry Williams, note de Nichols en vue du procès)
Cora Moon devait s’occuper de la comptabilité, mais elle avait l’esprit ailleurs.
Le passé.
Un ciel.
Des mûres.
Elle se souvenait de les avoir cueillies sur un buisson, les avoir fait tomber une à une dans un seau.
Mais où était-ce ?
Ils ne connaissaient pas les mûres, ici. L’argent provenait des cerises, du raisin et des pommes. Un peu des pêches. Un peu des prunes. Des poires.
Que la terre produise de la verdure, de l’herbe portant de la semence, des arbres fruitiers donnant du fruit selon leur espèce et ayant en eux leurs semences sur la terre : et c’est ainsi qu’il en allait.
Elle posa son crayon, l’esprit attiré vers autre chose, un souvenir lointain. Un après-midi chaud envahi d’insectes, mais qu’il avait rendue heureuse. Elle était enfant. Le soleil émettait une lumière jaune pâle, qui se répandait dans le ciel comme de la peinture dans un verre d'eau. Dans les arbres au-dessus d'eux, les geais bleus voletaient de-ci de-là, piaillaient. Comme affairés à un ouvrage de couture.
Une robe de mariée. Un rideau.
Quand était-ce ?
Elle reprit son crayon puisque peu importe le lieu, peu importe la personne qu’elle avait été, tout cela n’était plus.
Et sa main. Cette main. C’était la main d’une vieille femme. Une vieille griffe étrange.
Était-ce encore la sienne ?
Cora rit d’elle-même, de cette pensée, mais cet éclat de rire sembla sec et lointain.
Personne ne souhaitait vieillir.
Personne ne souhaitait mourir.
C’était la religion de Benjamin. Sa vision. Le corps juvénile, la joie de vivre avec. L’idée avait frappé Benjamin un jour, avait-il raconté, comme l’éclair alors qu’il n’était encore qu’un petit garçon :
La mort n’existe pas, avait dit l'éclair.
C’était le printemps, là aussi, et il y avait du bruit alentour. Des écureuils qui jacassaient. Des oiseaux qui jasaient. Il raconta qu’il laissa tomber son manuel de composition dans la boue avant d’être arrivé à l’extrémité du chemin de terre où il vivait avec sa mère - mais quand il retourna le chercher, aucune des pages n’était ne serait-ce que mouillée.
Pendant des années, il avait entendu le pasteur parler de l’enfer, dit-il, de la ruine à venir. Le feu, les vers, la poussière qui retourne à la poussière. Mais après l’éclair, en essuyant l’eau boueuse sur le dos de son manuel de composition, Benjamin comprit qu’il s’agissait de tout autre chose.
Il n’y avait pas de vie sans corps, sans corps dans le monde – ce corps, ce monde, ce chemin, cette pluie, cette singulière odeur de verdure portée par cette brise singulière. Ça n’était pas censé changer, mais se finir. D’un coup, tout lui apparut clairement sous un nouveau jour, et quand il en parla à d’autres, cela devint clair pour eux aussi. Pour beaucoup, autant qu’il s’en souvienne, c’était la première chose à laquelle ils aient jamais cru. Et pour croire, ils croyaient.
Cora elle aussi y avait cru. Cela expliquait tout de manière si charmante.
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