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"Qui a tué mon père", le cri d'amour politique d'Édouard Louis à son père

L'auteur d'"En finir avec Eddy Bellegueule" et de "Histoire de la violence" publie son troisième roman, "Qui a tué mon père" (Seuil), l'adresse bouleversante d'un fils à son père, soumis à la violence sociale. Ce nouveau livre d'Édouard Louis est un véritable pamphlet politique, porté par une voix littéraire qui s'installe avec évidence.
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
Le romancier Édouard Louis (2016)
 (PHOTOPQR/LE PARISIEN/MAXPPP)

Le livre s'ouvre sur une hypothèse. "Si ce texte était un texte de théâtre, c'est avec ces mots là qu'il faudrait commencer : Un père et un fils sont à quelques mètres l'un de l'autre dans un grand espace, vaste et vide." Le fils constate. Il n'y a plus grand-chose à faire pour raccourcir le gouffre creusé entre eux depuis son enfance. Ce livre, dédicacé à Xavier Dolan, lui est adressé.

En revenant sur l'histoire de son père ("Il n'y a dans le langage presque que des négations pour exprimer ta vie"), et à travers le récit de son enfance avec cet homme soumis à la violence sociale, le romancier démontre comment la politique a physiquement détruit son père. Il travaillait à l'usine. Un accident du travail lui a broyé le dos. Il ne peut plus travailler. La douleur et l'ennui finissent par prendre toute la place. Plus tard, il devra reprendre le travail malgré la douleur. Balayeur dans une ville loin de chez lui, dos courbé, pour 700 euros par mois.

"L'histoire de ton corps accuse l'histoire politique"

Édouard Louis ne tourne pas autour du pot. Il donne les noms : "Jacques Chirac et Xavier Bertrand te détruisaient les intestins", "Nicolas Sarkozy te faisait comprendre que tu étais en trop dans le monde, un voleur, un surnuméraire, une bouche inutile", "Nicolas Sarkozy et Martin Hirsh te broyaient le dos", "Hollande, Valls et El Khomri t'ont asphyxié", "Emmanuel Macron t'enlève la nourriture de la bouche".

Édouard Louis donne les noms de ceux qui "prononcent des phrases criminelles parce qu'ils ne savent pas". Car qui sait l'effet d'une augmentation de 100 euros de la prime de rentrée ? "Tu étais fou de joie, tu avais crié dans le salon : "on part à la mer" et on était partis à six dans notre voiture de cinq places (…) Toute la journée avait été une fête".

"Je n'ai jamais vu de famille aller voir la mer pour fêter une décision politique, parce que pour eux la politique ne change presque rien", dit Édouard Louis. Pour son père, elle change tout : "L'histoire de ton corps accuse l'histoire politique".

"Est-ce qu'il ne faudrait pas crier ?"

Dans le monde du père, on boit beaucoup et on a une idée bien précise de ce qu'est un homme. On ne rigole pas sur ces questions-là, surtout devant les copains. Alors avoir un fils qui aime jouer la fille, un garçon qui travaille bien à l'école, c'est la honte.

Cette histoire-là, Édouard Louis l'avait déjà racontée dans "En finir avec Eddy Bellegueule" (Seuil, 2014). Il y revient. "Mais est-ce qu'il ne faudrait pas se répéter quand je parle de ta vie puisque des vies comme la tienne personne n'a envie de les entendre ? Est-ce qu'il ne faudrait pas se répéter jusqu'à ce qu'ils nous écoutent ? Pour les forcer à nous écouter ? Est-ce qu'il ne faudrait pas crier ? Je n'ai pas peur de me répéter parce que ce que j'écris, ce que je dis ne répond pas aux exigences de la littérature, mais à celles de la nécessité et de l'urgence, à celle du feu".

Ici, ce sont des images, des souvenirs qui remontent. Édouard Louis enchaîne des dates, pas la chronologie. Il y a les souvenirs pénibles : "Un soir, dans le café du village, tu as dit devant tout le monde que tu aurais préféré avoir un autre fils que moi. Pendant plusieurs semaines j'ai eu envie de mourir". Il y a aussi ce que le père n'affiche pas : des photos de lui déguisé en majorette, des mots pour défendre son fils dans l'intimité d'un commissariat de police, des fous rires partagés, des larmes volées, des fiertés rentrées, des déclarations d'amour camouflées.

Urgence littéraire

Et tout à coup, au milieu de la page 29, suspendue comme un esquif, cette phrase :


Il me semble souvent que je t'aime".

Puis, un peu plus loin, une autre phrase en lévitation : "Est-ce qu'il est normal d'avoir honte d'aimer ?" Tout est dit. "Qui a tué mon père" est un pamphlet politique sec et tranchant, et une magnifique lettre d'amour adressée à un père. Un livre d'urgence, porté par une voix littéraire qui s'installe avec évidence.

L'invitation d'Édouard Louis à lire son livre comme un texte de théâtre a été entendue par Stanislas Nordey, qui présentera une adaptation de "Qui a tué mon père" au théâtre de la Colline en mars 2019. On pourra voir en 2019 également au théâtre un autre texte d'Édouard Louis, "Histoire de la violence" (Seuil, 2016), mis en scène par Thomas Ostermeier.
 
"Qui a tué mon père", Édouard Louis
(Seuil – 96 pages – 12 €)

Extrait :

1999 - je compte sur mes doigts : une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit. Je me prépare à avoir huit ans. Tu m'as demandé ce que je voulais pour mon anniversaire, et je t'ai répondu : Titanic. La version VHS du film venait de sortir, on voyait la pub passer plusieurs fois par jour à la télévision, en boucle. Je ne sais pas ce qui m'attirait autant dans ce film, je ne saurais pas dire, l'amour, le rêve partagé de Leonardo DiCaprio et de Kate Winstlet, je ne sais pas, mais j'étais obsédé par ce film que je n'avais pas encore vu, et je te l'ai demandé. Tu m'as répondu que c'était un film pour les filles et que je ne devais pas vouloir ça. Ou plutôt, je parle trop vite, d'abord tu m'as supplié de vouloir autre chose, Tu ne veux pas plutôt une voiture télécommandée ou un costume de super-héros, réfléchis bien, mais moi je répondais Non, non, c'est Titanic que je veux, et c'est après mon insistance, après ton échec, que tu as changé de ton. Tu m'as dit que puisque c'était comme ça je n'aurais rien, pas de cadeau. Je ne me rappelle plus si j'ai pleuré. Les jours ont passé. Le matin de mon anniversaire, j'ai trouvé au pied du lit un grand coffret blanc, avec écrit dessus en lettres d'or : Titanic. À l'intérieur il y avait la cassette, mais aussi un album photo sur le film, peut-être une figurine du paquebot. C'était un coffret de collection, sûrement trop cher pour toi, et donc pour nous, mais tu l'avais acheté et déposé près de mon lit, enveloppé dans une feuille de papier. Je t'ai embrassé sur la joue et tu n'as rien dit, tu m'as laissé regarder ce film près d'une dizaine de fois par semaine pendant plus d'un an."

"Qui a tué mon père", Edouard Louis (page 38)

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