Parabole du failli, lettre d'amour et de colère, et bouleversant roman signé Lyonel Trouillot
Par quel mystère quelques-uns des plus beaux romans de langue française nous viennent-ils d'Haïti, ce morceau d'île caribéenne qui accumule les catastrophes en tout genre, politiques (les dictatures Duvalier), climatiques (typhons, inondations...) et sismiques (l'effroyable tremblement de terre de 2010, qui fit plus de 230.000 morts, 300.000 blessés et un million de blessés) ?
Lyonel Trouillot en offre un nouvel exemple avec son dernier roman, Parabole du failli. Une lettre, une adresse, une supplique en forme d'hommage, de portrait et de reproche poshume, adressée par un de ses amis de Port-au-Prince à un comédien brillant qui s'est donné la mort en sautant d'un immeuble, à l'étranger.
L'auteur précise le point de départ : "Le 12 novembre 1997, le comédien haïtien Karl Marcel Casséus décédait à Paris dans des circonstances tragiques." Et d'ajouter : "Si on peut trouver des ressemblances entre lui et le personnage principal de ce livre, cette oeuvre de fiction ne raconte pas sa vie. Ni sa mort."
Toute la gamme des fractures sociales de Port-au-Prince
Car, au-delà du portrait de Pedro, l'acteur, séduisant, facétieux, adoré, le livre raconte, comme toujours chez Trouillot, les souffrances d'un peuple haïtien malmené, qui a toujours intérêt à se méfier de ses sauveurs. Mais aussi ses joies, ses ruses, son inventivité, ses railleries. Et toute la gamme des fractures sociales, incarnées par des personnages inoubliables.
Il y a le comédien, bien-né, qui habitait, enfant, dans une belle maison avant de louer un appartement dans un quartier moins nanti avec deux amis. Des deux amis, l'un est le narrateur.
L'autre est "l'Estropié". Martyrisé par son père, le "Méchant" qui l'a rendu boiteux, l'Estropié a échappé à l'extrême pauvreté grâce à son don pour les maths. Autant dire qu'il n'est pas du même monde que Pedro, qui ne sait "rien de la misère, à part s'engouffrer chez elle pour jouer les artistes maudits". Et qu'il est assez seul au monde, lui qui chérit plus que tout ses livres de poésie. "Ses livres, c'est ses amours. Les dernières. Les premières aussi. L'Estropié, il avait cessé de parler aux femmes depuis longtemps."
Il y a l'inoubliable Madame Armand, l'impassible prêteuse sur gages. Enorme et riche. Impossible à attendrir. Qui ne sort jamais de chez elle et n'a comme seule distraction que le jeu de cartes avec Laurette. Sa femme de ménage, son esclave, sa domestique, son amie d'enfance, sa seule compagnie.
Et Haïti prend corps, voix et visage
Et enfin il y a les pauvres pour qui "seuls les riches possèdent une famille et des photos pour le prouver qui remontent jusqu'aux grands-parents, et des jouets quand ils étaient petits. Seuls les riches possèdent des livres en quantité et passent des nuits entières à discuter de leur contenu entre copains. Et enfin seuls les riches habitent une maison avec une façade qui donne sur une vraie rue".
Et Haïti, que nous ne connaissons pas, prend corps, visage et voix à travers les personnages du démiurge Trouillot. Il prend vie grâce à une langue éblouissante, galvanisée par une cinquantaine de citations de poètes. Les consensuels - Hugo, Musset, Racine, Apollinaire...
Les engagés et parfois enragés : Villon, Aragon, Léon Gontran Damas, Nazim Hikmet. Et jusqu'à ce vers d'Eluard (extrait de La Victoire de Guernica) : "Ils vous ont fait payer Le pain le ciel la terre l'eau le sommeil Et la misère de votre vie". Un conseil pour la rentrée littéraire 2013? Laissez tomber les récits exsangues pour la langue nerveuse, furieuse, imagée et toujours jubilatoire de Lyonel Trouillot.
Parabole du failli, Lyonel Trouillot
(Actes Sud, 20 euros)
Extrait :
"Dis-moi juste combien il te faut. Le reste, les causes et motifs, les pourquoi, les parce que, inductions déductions, garde-le pour les imbéciles. Epargne-moi les exposés. Indique-moi juste le montant." Avec Madame Armand on peut faire des tonnes d'économie de salive. "Moi, je n'aime rien. Alors pas besoin d'essayer de te rendre sympathique." Et la phrase commencée te reste dans la gorge coupée en deux. La moitié que t'as avalée te descend jusqu'à l'estomac et pèse une masse, comme la honte."
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