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"Œuvres vives" de Linda Lê : enquête au Havre sur les traces d'un écrivain
Linda Lê fait sa rentrée sous le signe de l'exil avec un roman, "Œuvres vives" (Christian Bourgois), enquête sur la vie d’un écrivain maudit, havrais d’origine vietnamienne, et un essai "Par ailleurs (exils) ", chez le même éditeur, une évocation de figures de la littérature mondiale "dépaysées".
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L'histoire : un journaliste parisien en reportage dans la ville du Havre découvre l'œuvre d'Antoine Sorel. Le lendemain, il apprend que l’écrivain vient de se donner la mort en sautant par la fenêtre. Bouleversé, il décide alors d'entamer une enquête sur ce romancier peu connu, qu'il veut révéler au monde en écrivant sa biographie.
Dans la ville du Havre, où le romancier a grandi et qu'il n'a jamais quittée, le journaliste rencontre son frère, son père, ses amis, les femmes qu'il a aimées ou croisées. Chacun livre une parcelle ce que fut la vie de cet homme étrange, petit-fils d'un paysan nord-vietnamien, vivant de rien, écumant les bars, et qui voua sa vie à l'écriture.
Un portrait-puzzle
Qui était vraiment Antoine Sorel ? Comment a-t-il grandi ? Qui a-t-il aimé ? De quoi a-t-il souffert ? A travers les différents témoignages recueillis par le journaliste, se dessine peu à peu l'image d'un homme, constituée des fragments de mémoire des uns et des autres. Et même si -le journaliste en est persuadé- "l’existence d’un écrivain ne se réduit pas à la somme d’anecdotes récoltées à son propos", la juxtaposition des témoignages s'ordonne petit à petit, et reconstitue un puzzle qui dévoile les différentes facettes d'une personnalité complexe, faite de petits détails et de contradictions.
Quel homme se cache derrière une œuvre ? "L'image d'un navire, avec ses œuvres vives, c'est-à-dire la partie de la coque immergée dans l'eau, par opposition aux œuvres mortes, la partie émergée", voilà ce que le jeune journaliste tente de révéler, cherchant à tout prix à assurer le salut de l'auteur d'une œuvre qui l'a tant bouleversé.
"Œuvres vives" est aussi un magnifique portrait de la ville portuaire du Havre, l’autre personnage du roman.
Géographie humaine
Le roman de Linda Lê est une enquête en terre humaine. La romancière explore méticuleusement, pas à pas, l'histoire d'Antoine Sorel, de son enfance jusqu'à sa mort. Image peu reluisante parfois, d’un être tourmenté, en rupture avec la société, fils d'un père aigri ayant renié son histoire de fils de paysan nord-vietnamien.
Mais avant tout, Antoine Sorel est un romancier écrivant sans relâche, dont "personne ne lui était nécessaire" car il "il était à lui seul tout un monde". La romancière évoque l'arrachement de l'exil, les déchirements et les difficultés à reprendre racine, qui s’étirent sur plusieurs générations parfois. Elle pointe aussi les ankyloses de la France profonde et du repli sur soi.
Exils
Derrière ce portrait dressé par le jounaliste demeure le mystère d'un homme profondément solitaire, qu'aucun de ceux qui l’ont connu ou croisé ne pourra jamais percer. Antoine Sorel est un exilé immobile. De sa vie il n'a pas bougé du Havre, mais il a fui le milieu dans lequel il est né, jusqu'à l'ultime exil : le suicide.
"La littérature avait été l'arme avec laquelle il s'était défendu pour ne pas être happé par le père, pour n'être ni un fils réglant ses comptes ni une gale crachant sur ses semblables. Et dans cette lutte, le fils avait perdu puisqu'un soir, il s'était tué." Mais qu'importe, grâce à la ténacité du journaliste, son œuvre passera à la postérité et son image sera sauve.
Le roman de Linda Lê se fond dans la ville qui l’abrite, un port, d’une beauté discrète et mélancolique, ses tourments dissimulés derrière les façades rectilignes en béton d’Auguste Perret, dans les HLM de ses quartiers pauvres, dans l’infinité des nuances de gris que réserve son ciel. L'écriture de Linda Lê, classique et soignée, promène le lecteur au rythme d'une quête sinueuse, sur les pas d’un homme et la naissance d’une œuvre, la littérature comme refuge aux peines de l'exil.
Un thème que la romancière explore aussi dans un essai, "Par ailleurs (exils), qui paraît en même temps que son roman aux éditions Bourgois. On y croise des figures de la littérature du monde entier, exilés géographiquement ou, n'ayant pas bougé de chez eux, étrangers au monde qui les entoure.
Œuvres vives Linda Lê (Christian Bourgois – 336 pages – 17 euros)
Par ailleurs (exils) Linda Lê (Christian Bourgois – 168 pages – 13 euros)
Extrait ("Oeuvres vives")
Peu à peu, il me sembla d’une coïncidence troublante que je sois au Havre précisément le jour où paraissaient les nécrologies de Sorel. Sa ville s’offrait à moi, j’avais encore quarante huit heures pour l’explorer, jusqu’à ce qu’elle ne m’apparaisse plus comme un centre urbain sans agrément, mais comme le laboratoire des réalisations d’un écrivain qui avait porté à incandescence ses hantises.
Linda Lê est née en 1963, à Dalat au Viêt-Nam. Elle est rapatriée an 1977 avec sa mère française et sa sœur après la chute de Saïgon. La famille s’installe au Havre. Linda Lê rejoint Paris en 1981 pour ses études littéraires et publie en 1986 son premier roman "Un si tendre vampire". Elle est l’auteur de Cronos (Christian Bourgois, prix Wepler-Fondation de la Poste en 2010) et de "À l'enfant que je n'aurai pas" (NiL, Prix Renaudot Poche en 2011). Elle a publié en 2012 "Lame de fond" (Christian Bourgois) qui lui a valu d’être dans la dernière sélection du Goncourt.
Dans la ville du Havre, où le romancier a grandi et qu'il n'a jamais quittée, le journaliste rencontre son frère, son père, ses amis, les femmes qu'il a aimées ou croisées. Chacun livre une parcelle ce que fut la vie de cet homme étrange, petit-fils d'un paysan nord-vietnamien, vivant de rien, écumant les bars, et qui voua sa vie à l'écriture.
Un portrait-puzzle
Qui était vraiment Antoine Sorel ? Comment a-t-il grandi ? Qui a-t-il aimé ? De quoi a-t-il souffert ? A travers les différents témoignages recueillis par le journaliste, se dessine peu à peu l'image d'un homme, constituée des fragments de mémoire des uns et des autres. Et même si -le journaliste en est persuadé- "l’existence d’un écrivain ne se réduit pas à la somme d’anecdotes récoltées à son propos", la juxtaposition des témoignages s'ordonne petit à petit, et reconstitue un puzzle qui dévoile les différentes facettes d'une personnalité complexe, faite de petits détails et de contradictions.
Quel homme se cache derrière une œuvre ? "L'image d'un navire, avec ses œuvres vives, c'est-à-dire la partie de la coque immergée dans l'eau, par opposition aux œuvres mortes, la partie émergée", voilà ce que le jeune journaliste tente de révéler, cherchant à tout prix à assurer le salut de l'auteur d'une œuvre qui l'a tant bouleversé.
"Œuvres vives" est aussi un magnifique portrait de la ville portuaire du Havre, l’autre personnage du roman.
Géographie humaine
Le roman de Linda Lê est une enquête en terre humaine. La romancière explore méticuleusement, pas à pas, l'histoire d'Antoine Sorel, de son enfance jusqu'à sa mort. Image peu reluisante parfois, d’un être tourmenté, en rupture avec la société, fils d'un père aigri ayant renié son histoire de fils de paysan nord-vietnamien.
Mais avant tout, Antoine Sorel est un romancier écrivant sans relâche, dont "personne ne lui était nécessaire" car il "il était à lui seul tout un monde". La romancière évoque l'arrachement de l'exil, les déchirements et les difficultés à reprendre racine, qui s’étirent sur plusieurs générations parfois. Elle pointe aussi les ankyloses de la France profonde et du repli sur soi.
Exils
Derrière ce portrait dressé par le jounaliste demeure le mystère d'un homme profondément solitaire, qu'aucun de ceux qui l’ont connu ou croisé ne pourra jamais percer. Antoine Sorel est un exilé immobile. De sa vie il n'a pas bougé du Havre, mais il a fui le milieu dans lequel il est né, jusqu'à l'ultime exil : le suicide.
"La littérature avait été l'arme avec laquelle il s'était défendu pour ne pas être happé par le père, pour n'être ni un fils réglant ses comptes ni une gale crachant sur ses semblables. Et dans cette lutte, le fils avait perdu puisqu'un soir, il s'était tué." Mais qu'importe, grâce à la ténacité du journaliste, son œuvre passera à la postérité et son image sera sauve.
Le roman de Linda Lê se fond dans la ville qui l’abrite, un port, d’une beauté discrète et mélancolique, ses tourments dissimulés derrière les façades rectilignes en béton d’Auguste Perret, dans les HLM de ses quartiers pauvres, dans l’infinité des nuances de gris que réserve son ciel. L'écriture de Linda Lê, classique et soignée, promène le lecteur au rythme d'une quête sinueuse, sur les pas d’un homme et la naissance d’une œuvre, la littérature comme refuge aux peines de l'exil.
Un thème que la romancière explore aussi dans un essai, "Par ailleurs (exils), qui paraît en même temps que son roman aux éditions Bourgois. On y croise des figures de la littérature du monde entier, exilés géographiquement ou, n'ayant pas bougé de chez eux, étrangers au monde qui les entoure.
Œuvres vives Linda Lê (Christian Bourgois – 336 pages – 17 euros)
Par ailleurs (exils) Linda Lê (Christian Bourgois – 168 pages – 13 euros)
Extrait ("Oeuvres vives")
Peu à peu, il me sembla d’une coïncidence troublante que je sois au Havre précisément le jour où paraissaient les nécrologies de Sorel. Sa ville s’offrait à moi, j’avais encore quarante huit heures pour l’explorer, jusqu’à ce qu’elle ne m’apparaisse plus comme un centre urbain sans agrément, mais comme le laboratoire des réalisations d’un écrivain qui avait porté à incandescence ses hantises.
Linda Lê est née en 1963, à Dalat au Viêt-Nam. Elle est rapatriée an 1977 avec sa mère française et sa sœur après la chute de Saïgon. La famille s’installe au Havre. Linda Lê rejoint Paris en 1981 pour ses études littéraires et publie en 1986 son premier roman "Un si tendre vampire". Elle est l’auteur de Cronos (Christian Bourgois, prix Wepler-Fondation de la Poste en 2010) et de "À l'enfant que je n'aurai pas" (NiL, Prix Renaudot Poche en 2011). Elle a publié en 2012 "Lame de fond" (Christian Bourgois) qui lui a valu d’être dans la dernière sélection du Goncourt.
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