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"Nue" (Automne-hiver) : la haute littérature de Jean-Philippe Toussaint

Avec "Nue", Jean-Philippe Toussaint clôt la tétralogie "Marie Madeleine Marguerite de Montalte" qui retrace quatre saisons de la vie de Marie, l'amoureuse du narrateur. Cette magnifique évocation du sentiment amoureux s'achève par une annonce, faite par Marie…
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
"Nue" de Jean-Philippe Toussaint (Minuit) est dans la première sélection du Goncourt 2013
 (Laurence Houot / Culturebox)
L'histoire : Marie dessine des robes extraordinaires, "en sorbet", en "romarin" et même en miel. Elle avait un amoureux (le narrateur), mais ils se sont quittés. Ils vivent chacun chez soi depuis "Faire l'amour" (c'était l'hiver, la rupture avait eu lieu au Japon). Pendant l'été, Marie a demandé à son amoureux qui ne l'est plus de venir avec elle à l'Ile d'Elbe, dans la maison familiale. Au retour, le narrateur attend que Marie l'appelle, mais rien. L'automne est arrivé, en même temps que la mélancolie a envahi le cœur du narrateur. A cause de ces deux semaines heureuses passées avec elle, il s'était mis à concevoir la séparation d'avec Marie "en sa présence".

Le narrateur ressasse "toujours les mêmes visions heureuses" et réinvente le temps et l'espace."Où étais-je, s'interroge-t-il. Où - si ce n'est dans les limbes de ma propre conscience, affranchi des contingences de l'espace et du temps, à invoquer encore et toujours la figure de Marie." Puis la vie s'invite à nouveau, sous la forme d'une Annonce, faite par Marie, qui révèle l'amour, en même temps qu'elle lui donne chair, et signe la fin de l'histoire sur un air de commencement.

Tout est là, concentré dans le regard d'un homme sur une femme, à distance. "Je savais très bien que Marie était tuante", dit le narrateur, qui sait qu'elle est "légère, frivole et insouciante (et qu'elle ne fermait jamais les tiroirs)" mais pendant qu'il regarde par la fenêtre la rue grisâtre et pluvieuse de Paris, c'est à une Marie  "vivante" qu'il pense, à côté de la Marie réelle, "libre, autonome, indépendante d'elle-même, "qui n'existait que dans mon esprit", une Marie au "tempérament océanique", capable, nue dans l'eau ou mains malaxant la terre, d'atteindre "d'instinct la dimension cosmique de l'existence". Le narrateur est amoureux. Il ausculte ses souvenirs, scrute en secret sa bien-aimée à travers le hublot d'une salle d'exposition tokyoïte, et lui murmure à genoux un "je t'aime" silencieux... On plonge avec lui, absorbé par sa vision hypnotique, obsessionnelle.

La deuxième peau

Avec les mots, Jean-Philippe Toussaint nous prête des yeux. Lire "Nue" n'est pas seulement une lecture, c'est une expérience. Le lecteur se fond dans la peau du narrateur, et ressent avec lui le moindre de ses tressaillements, un peu comme le mannequin et la robe de miel "légère, fondante, lentement liquide et sirupeuse, en apesanteur dans l'espace et au plus près du corps du modèle, puisque le corps du modèle était la robe elle-même". 

Cette expérience de dissolution sensorielle ressemble à ce que l'on éprouve en lisant Proust. "Nue" est un merveilleux roman, où chaque page est un festin. Il achève une œuvre consacrée à un sujet vieux comme le monde, simple comme son titre, mais toujours mystérieux. Avec intelligence et drôlerie, Toussaint en donne une vision à géométrie variable, celle d'un sentiment perché entre les plus grands emballements et la banalité du quotidien, entre l'acidité chloridryque et la douceur du miel. Il y parvient en tissant son texte à la manière d'un artisan de haute couture. C'est beau, précieux et unique.


Nue Jean-Philippe Toussaint (Minuit – 170 pages – 14,50 euros)
le livre est en compétition pour le Prix Roman France Télévisions

A noter la sortie en collection "Double" de "La vérité sur Marie", suivi de "L’auteur, le narrateur et le pur-sang", une enquête de Pierre Bayard et Jean-Philippe Toussaint.


Extrait :
Alors, en une fois, au déclenchement de la musique, la mannequin s'élança et traversa le podium, suivie de l'essaim d'abeilles qui s'était calqué sur son allure, la suivant dans un bourdonnement électrique de milliers d'insectes qui couvraient les exclamations admiratives des spectateurs. C'était une réussite inespérée, la mannequin avait atteint l'extrémité du podium, elle avait observé une légère pause qu'elle avait marquée en se déhanchant, une main sur la taille, et elle était repartie en sens inverse, quand le miracle s'était produit, l'essaim d'abeilles avait fait demi-tour en prenant exactement le virage à son diapason, avait tourné au plus large en survolant les spectateurs par-delà le podium et en provoquant de nouvelles exclamations admiratives. Cela n'avait pas duré trente secondes et déjà la mannequin revenait sur ses pas quand, au moment de rejoindre les coulisses, elle eut un quart de seconde d'hésitation devant les deux sorties qui se présentaient à elle -une à gauche et une à droite- et, se souvenant de la consigne particulière de sortir par la gauche pour permettre aux abeilles de rejoindre leur ruche, elle se ravisa au dernier instant pour changer de direction, et, dans ce quart de seconde, dans cette infime hésitation, tout se brisa, s'écroula, le charme se rompit et elle trébucha sur le podium, s'écroula par terre, elle sentit le souffle bruyant des abeilles fondre immédiatement dans son cou, et ce fut alors, à la seconde, la curée, les abeilles la piquèrent de toutes parts, dans le dos, sur les épaules, sur les seins, dans la nuque, dans les yeux, dans le sexe, à l'intérieur du sexe, la mannequin recroquevillée par terre qui se protégeait le visage des mains, se débattant, chassant les assauts des abeilles d'un bras impuissant, se redressant sur les genoux et fuyant à quatre pattes, mais retombant par terre, de nouveau vaincue, comme une torche vivante, immolée, qui se contorsionnait sur le podium, plusieurs personnes s'étaient jetées hors des coulisses pour lui venir en aide, des assistants affolés, impuissants, l'apiculteur allemand qui avait surgi comme un personnage grand-guignolesque, lourdaud et empêtré, dans sa combinaison intégrale blanche de cosmonaute, les gants épais, le masque grillagé sur le visage, des pompiers japonais, des extincteurs à la main, qui s'étaient mis en position au-dessus du modèle, mais hésitaient à s'en servir de peur d'aggraver le mal.

Jean-Philippe Toussaint est né à Bruxelles en 1957. Prix Médicis 2005 pour "Fuir". Prix Décembre 2009 pour "La Vérité sur Marie", il est l'auteur de "La Salle de bain" (1985), "Monsieur" (1986), "L'Appareil-photo" (1989), "La Réticence"(1991) "La Télévision" (1997), "Autoportrait (à l'étranger)", roman (Minuit, 2000), "Faire l’amour" ( 2002), "Fuir" (2005), "La Mélancolie de Zidane" (2006), "La Vérité sur Marie" (2009), "L'Urgence et la Patience", (essai, 2012). Il également cinéaste. Il a réalisé : "Monsieur"(1989), "La Sévillane", d’après "L’Appareil-photo" (1992), "Berlin 10.46", en collaboration avec Torsten Fischer (1994), "La Patinoire" (1999). (Source : Les éditions de Minuit).
 
 


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