Modiano et Le Clézio : deux Nobel à lire cet automne
"Je suis de retour. C'est un sentiment étrange, parce que je suis jamais venu à Maurice". Enfant, Jérémie entend des noms. "Les noms apparaissent, disparaissent, ils forment au-dessus de moi une voûte sonore, et je voudrais les reconnaître (…)". Dans son paysage d'enfant il y a aussi les cartes, affichées, remisées, annotées. Toutes représentent l'île Maurice. L'enfance de Jérémie est aussi peuplée d'objets : coquillages, morceaux de lave, corail, grains de café… et posée au milieu, "une pierre ronde, blanchâtre, usée".
Dodo disparu
Ce "simple caillou de la taille d'une balle de tennis", une "chose rare", trouvée par son père dans un champ de canne à l'âge de dix ans, est la pierre de gésier d'un dodo et va décider de la vie de Jérémie. Bien des années plus tard, c'est en quête de l'oiseau disparu, exterminé, et aussi pour enquêter sur les esclaves, qu'il va se rendre sur les terres de ses aïeux…Il y a l'autre Dodo, l'homme. Dodo le "hobo", clochard et poète, qui fait le chemin inverse, vers la France, terre de ses ancêtres. Les deux récits sont déroulés à la première personne, en alternance. Un chapitre, l'autre, ceux du Hobo en italique, comme un chant parsemé de créole. Alma, le lieu commun, la terre des origines.
On retrouve avec "Alma" l'ample prose poétique de Le Clézio, et aussi tous les thèmes qui jalonnent son oeuvre : l'océan, la nature, l'oppression, et au cœur de tout : les mots et la langue. Un cadeau.
Il est question ici d'un jeune homme, dans les années 60 ("ces années où le vieux monde retenait une dernière fois son souffle avant de s'écrouler"), de femmes inconnues parfois jamais apparues ou vite disparues, et d'un manuscrit accroché au poignet de l'auteur avec un cadenas. Il est aussi question de marché noir, de Russes, de l'OAS, et de "revers de fortune". Il y a toujours son Paris, "semé de fantômes", ses rues, ses places, ses cafés, qui forment des itinéraires comme des poèmes. Il y a aussi des dimanches soirs persistants, une mère actrice absente et le père, "un inconnu qui marchait en silence à mes côtés, le long des allées du bois de Boulogne".
"Les destinées humaines insaisissables"
Il y a aussi des questions. Des tas de questions qui pour la plupart "se perdent sans réponse dans la nuit des temps". Dans ce nouveau roman, les souvenirs sont dormants, comme les réseaux, prêts à se réveiller par nécessité, ou plus souvent au gré du hasard, toujours prêts à se rendormir. Les rêveries, les souvenirs morcelés, les silences, le réel et l'imaginaire se fondent, une fois filtrés par l'écriture.Modiano aurait voulu donner raison au choix du jury du Nobel qu'il n'aurait pas fait mieux. "Souvenirs dormants" est la quintessence de ce qui lui a valu son prix Nobel : cet "art de la mémoire avec lequel il évoque les destinées humaines les plus insaisissables". Et c'est évidemment un bonheur de s'y plonger.
"Nos débuts dans la vie" : au théâtre, chez Modiano
Le romancier signe également, et simultanément, une œuvre de théâtre, liée au roman par son personnage principal. Cette pièce est le travail qui lui a permis de rebondir après le Nobel. "C'était une période difficile pour moi, alors j'ai écrit la pièce de théâtre en premier, pour me donner l'impulsion de me remettre à l'écriture. Comme un briquet qu'on essaie d'allumer. Le théâtre c'est totalement différent, il y a un côté plus spontané, comme une décharge électrique pour vous permettre de passer à la prose. Mais j'aurais dû peut-être me concentrer sur un seul livre, ça aurait été mieux…", explique Patrick Modiano dans un entretien au magazine Les Inrockuptibles.Cette pièce, Patrick Modiano la qualifie de contrechamp à "La Mouette" de Tchekhov. Il confie en effet avoir eu en la lisant dans l'enfance l'impression de vivre "une version un peu terne et miteuse" de cette pièce, qu'il met d'ailleurs en scène dans sa propre pièce.
Modiano avait déjà écrit pour le théâtre, il y a longtemps (La Polka", 1986, et "Poupée blonde", en 1987), mais n'avait pas depuis réitéré, même si l'univers du théâtre lui est familier. Dans "La Mouette", le fils est postulant écrivain, comme Modiano lui-même.Sa mère était actrice, comme d'ailleurs l'est également la mère dans "Souvenirs dormants".
Mais cette fois, Modiano place le théâtre au centre d'une oeuvre, puisqu'il en est le décor, et le sujet. Jean, 20 ans, est amoureux d'une jeune comédienne prénommée Dominique (comme l'épouse de Patrick Modiano dans la vie) et il veut écrire. Sa mère est aussi comédienne, et son beau-père écrivain. Il porte toujours avec lui son manuscrit, une menotte au poignet, attachée par une chaîne à son cartable... Tiens, l'angoisse du manuscrit perdu ! on avait déjà entendu parler de cette histoire dans "L'herbe des nuits" (Gallimard 2012)...
Décidément, lire Modiano est un rêve...
"Alma", de J.M.G. Le Clézio (Roman – Gallimard – 338 pages – 21€)
"Nos débuts dans la vie", de Patrick Modiano (Théâtre - Gallimard – 92 pages – 12 €)
"Souvenirs dormants", de Patrick Modiano (Roman - Gallimard –105 pages – 14.50 €)
Extrait "Alma", J.M.G Le CLézio, page 85-86)
À l'aube, parce que j'ai tout de même réussi à dormir, j'entends la rumeur. Cela vient de la forêt, un doux roucoulement de colombes, entrecoupé de cris plus aigus, ceux des martins, peut-être l'éclat d'une grosse cateau verte qui vole de cime en cime. Et aussi un autre bruit, que je n'avais pas écouté jusque-là, parce que j'y étais habitué sas doute, de même qu'on n'entend plus le bruit des villes? Une vibration sourde, profonde, qui vient de partout et résonne dans les ravines, frissonne sur la surface de la mare. C'est lent, doux insistant, et je comprends que c'est la voix de la mer. Invisible, la côte est trop loin, il faudrait se frayer un passage à travers la forêt, jusqu'au mirador des gorges de la Rivière Noire, inventer u chemin de marronnage, je n'ai pas les habits qu'il faudrait, ni les chaussures, au risque d'être arrêté par la patrouille de surveillance du parc national. C'est cette rumeur qu'ils écoutaient, les marrons, et aussi les oiseaux, chaque matin, un chant d'angoisse et d'espoir mêlés, les vagues déferlant sur la barrière de corail, la rumeur poussée par le vent qui entoure l'île et l'enserre, j'écoute sans bouger, tandis que le soleil apparaît au-dessus de l'horizon et allume le faîte des arbres. Aux oiseaux sans ailes elle disait que rien ne pouvait les joindre au reste du monde. Ils écoutaient. Ils entamaient leur marche lente, roulant des hanches tels des bourgmestres sur la place du village, certains que rien ne changerait jamais dans leur vie. Aux marrons la rumeur rappelait l'enfer des navires qui les avait conduits jusqu'à l'île prison, le sel qui brûlait leurs plaies, l'ondulation atroce de la houle, jour après nuit après jour, et l'éblouissement quand ils avaient été jetés sur le sable de la Rivière Noire. Parfois, au petit matin, avant l'aube, les grandes pirogues qui accostaient et les emmenaient vers la terre natale, loin de leurs bourreaux.
Extrait "Souvenirs dormants", Patrick Modiano (page 10)
Je pourrais d’abord évoquer les dimanches soir. Ils me causaient de l’appréhension, comme à tous ceux qui ont connu les retours au pensionnat, l’hiver, en fin d’après-midi, à l’heure où le jour tombe. Ensuite, cela les poursuit dans leurs rêves, parfois pendant toute leur vie. Le dimanche soir, quelques personnes se réunissaient dans l’appartement de Martine Hayward, et moi je me trouvais parmi ces gens-là. J’avais vingt ans et je ne me sentais pas tout à fait à ma place. Un sentiment de culpabilité me reprenait, comme si j’étais encore un collégien : au lieu de rentrer au pensionnat, j’avais fait une fugue.
Dois-je vraiment parler tout de suite de Martine Hayward et des quelques individus disparates qui l’entouraient, ces soirs-là ? Ou bien suivre l’ordre chronologique ? Je ne sais plus.
Vers quatorze ans, je m’étais habitué à marcher seul dans les rues, les jours de congé, quand le car du collège nous avait déposés à la Porte d’Orléans. Mes parents étaient absents, mon père occupé à ses affaires, tandis que ma mère jouait une pièce dans un théâtre de Pigalle. J’ai découvert cette année-là – 1959 – ce quartier de Pigalle, le samedi soir, pendant que ma mère était sur scène, et j’y suis souvent retourné les dix années suivantes. Je donnerai d’autres détails là-dessus si j’en ai le courage.
Au début, j’avais peur de marcher seul mais, pour me rassurer, je suivais chaque fois le même itinéraire : rue Fontaine, place Blanche, place Pigalle, rue Frochot et rue Victor-Massé jusqu’à la Boulangerie, au coin de la rue Pigalle, un drôle d’endroit qui restait ouvert toute la nuit, et où j’achetais un croissant.
La même année et le même hiver, les samedis où je n'étais pas au collège, je faisais le guet rue Spontini devant l'immeuble où habitait celle dont j'ai oublié le prénom et que j'appellerai "la fille de Stioppa".
Extrait "Nos débuts dans la vie", de Patrick Modiano (page 28)
Caveux
Vous vous croyez malins, tous les deux.. le futur grand écrivain et la future grande actrice, je suppose…
Jean
C'est une fille très sensible… Elle m'a fait une réflexion qui vous intéressera… Elle m'a dit qu'elle trouvait une ressemblance entre les personnages de cette pièce de Tchekhov et nous… Mais je l'ai tout de suite détrompée… Je lui ai dit que vous n'étiez pas vraiment écrivain comme Trigorine… Et que ma mère n'avait rien à voir avec Irina Nicolaievna, la grande actrice, la mère du jeune homme…. Et que je n'avais pas du tout l'intention de me suicider, comme ce jeune homme.
Caveux
Tu ne me considère pas comme un écrivain ? et tu méprises ta mère ?
Jean (très calme)
Il faudrait que je note cette réplique pour plus tard. Un jour j'écrirai peut-être une pièce où vous apparaîtrez, vous et ma mère, comme des fantômes du passé…
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