Linda Lê : "Les écrivains qui me passionnent nagent à contre-courant"
Elle attend, assise dans un petit bureau des éditions Christian Bourgois rempli de livres. Ce qui frappe tout de suite, c'est cette manière qu'elle a d'occuper l'espace avec le silence, une présence qui donne envie de creuser. C'est aussi ce que raconte le dernier roman de Linda Lê, "Œuvres vives" (Christian Bourgois), l'histoire d'une enquête sur un écrivain. Un jeune journaliste en voyage au Havre vient de découvrir son œuvre. Presque en même temps, il apprend qu'Antoine Sorel, c'est son pseudonyme en hommage au Julien Sorel du roman de Stendhal, vient de se donner la mort. Ebloui par son œuvre, le jeune journaliste décide de rencontrer les proches de l'écrivain pour tenter de comprendre qui il était, et comprendre la genèse de son œuvre. Linda Lê publie en même temps chez le même éditeur "Par ailleurs (exils)", un essai sur l'exil des écrivains.
Œuvres vives est une enquête sur un écrivain. Est-ce que c'est important de savoir qui se cache derrière une œuvre, et est-ce qu'on peut vraiment le savoir ?
Je vous répondrai avec une référence littéraire. Dans un roman de Henry James, des personnages cherchent à trouver une image dans un tapis. Evidemment ils ne trouvent pas. Il n'y en a pas en fait. L'idée de départ du livre était celle d'un lecteur ébloui par l'œuvre d'un écrivain, comme moi j'ai pu l'être en lisant, et qui se met en quête de quelque chose qui le renseigne sur le pourquoi de la création.
Donc plus un questionnement sur l'œuvre que sur l'homme ?
Pour le narrateur, dans le livre, il commence l'enquête par la vie de cet écrivain, en interrogeant ses proches. Il essaie de percer un mystère, même s'il sait qu'il n'y a pas de mystère. Sans se dire qu'il y a un mystère Sorel, comme quelqu'un qui serait désireux de vendre sa copie, il s'attache à élucider une énigme.
Aussi parce qu'il s'est donné la mort ?
Oui. Dans le cas de Sorel, parce qu'il a choisi de disparaître. Mais savoir s'il est possible de résoudre cette énigme… Je pense que le lecteur est quelqu'un qui recrée l'œuvre. Donc peut-être le lecteur trouve-t-il la résolution de l'énigme selon la manière qu'il a d'appréhender l'œuvre.
Vous avez choisi de faire ce portrait à travers le regard ou les souvenirs des proches. Plusieurs témoignages donc, pour parler de cet homme. Pourquoi ?
C'est l'idée de départ du livre. Faire le portrait d'un écrivain à travers le regard des ses proches. Un portrait kaléidoscopique. La première idée qui m'était venue était de faire ce portrait à travers le témoignage des femmes qui l'ont aimé ou qu'il a aimées. C'est surtout le regard des femmes sur cet écrivain qui me passionnait. Une façon peut-être de voir aussi pas seulement l'œuvre, mais aussi le personnage d'un écrivain, sans le caricaturer.
En même temps c'est un leurre de penser que tous ces portraits allaient faire un portrait cohérent de Sorel, qui est un personnage paradoxal, ambivalent. En tant que lectrice, je me suis toujours posé des questions sur des écrivains comme ça, doubles, jamais taillés d'une pièce.
Quels écrivains?
Ils sont si nombreux… Je citerais peut-être Stig Dagerman, un écrivain suédois du XXe siècle, qui s'est donné la mort aussi. D'une certaine manière, je me suis interrogée en lisant ses livres, "Notre besoin de consolation est impossible à rassasier" ou son plus beau roman "L'enfant brûlé". Il laisse beaucoup de traces dans ses livres qui permettent de révéler l'homme. Mais comme le note le journaliste dans le roman, "l’existence d’un écrivain ne se réduit pas à la somme d’anecdotes récoltées à son propos", sinon on risque de tomber dans l'anecdotique justement.
Dans le roman on assiste aussi à la fabrication d'un livre, et les difficultés d'écriture. C'est difficile d'écrire?
Ce qu'il y a dans le roman peut-être, c'est moins l'histoire d'une quête pour reconstituer la vie de cet écrivain que le narrateur qui se trouve lui-même dans des difficultés d'écriture. J'ai eu des périodes où c'était très, très difficile mais aussi des périodes de plaisir extraordinaire. Donc je ne dirais pas que c'est uniformément difficile.
Antoine Sorel est un personnage solitaire. C'est une fatalité pour les écrivains, cette solitude?
Je ne saurais répondre au nom de tous les écrivains. Je ne parlerais pas de fatalité, mais plutôt de nécessité. Le besoin d'être dans une grande solitude sinon un grand isolement. Marina Tsvetaïeva parlait du "cercle enchanté de la solitude". C'est vrai que je suis pour ma part aussi solitaire et je crois n'avoir jamais souffert de l'autre versant de la solitude, cette espèce de grand désarroi. Et au fil des ans la solitude est devenue de plus en plus vitale.
Dans "Œuvres vives" vous parlez aussi beaucoup du monde et de la société contemporaine ?
Oui le roman est très ancré dans le monde contemporain. Il y a en creux une réflexion sur la question de la place que peut encore occuper un écrivain dans la société d'aujourd'hui. C'est aussi ce que je dis dans l'essai "Par ailleurs (Exils)" où j'aborde les différentes notions d'exils. Les écrivains qui m'ont toujours passionnée sont ceux qui nagent à contre-courant, à contresens, parfois même qui sont à côté de la plaque.
Dans votre roman, la littérature est à la fois ce qui oblige à l'exil et ce qui soigne ses maux aussi ?
Nabokov aurait répondu que dire qu'un auteur émigre est une tautologie. Pour lui, tout auteur émigre dans son art et y demeure. D'une certaine manière on aspire toujours à émigrer, à être dans un ailleurs qui à la fois vous expose et vous protège.
Antoine Sorel n'a jamais bougé du Havre et pourtant c'est un exilé non?
Antoine Sorel est un double exilé, parce qu'il y a ce refus et cette interrogation sur ses origines, avec ce père épouvantable. Le père incarne l'espèce de personnage qui ne peut pas accepter d'être différent. Or ce qu'il y a dans l'exil, c'est aussi une manière d'appréhender l'autre, c'est une banalité de le dire mais c'est une manière d'accepter l'autre en soi. Le père en est incapable.Mais Antoine Sorel sait qu'il est d'ailleurs de toutes les façons. Il est d'ailleurs parce qu'il se dresse contre le père et qu'il s'insurge contre le modèle que lui impose le père. Il ne veut pas être confronté au monde qui l'entoure. Il s'exile aussi parce qu'il se voue à la littérature. Et enfin il est d'ailleurs parce qu'il ne reconnait l'itinéraire de son grand-père, vietnamien, que tardivement, quand il fait son voyage au Vietnam.
Dans votre livre il y a un autre personnage important, c'est la ville du Havre. Pourquoi?
C'est une ville que je connais bien. J'y ai vécu pendant quatre ans quand j'étais adolescente. C'est là que j'ai vécu quand on est arrivés du Vietnam. C'était une façon aussi pour moi de rendre hommage à cette vile, qui n'est pas la ville qu'on imagine. Et puis Antoine Sorel correspondait si bien à cette ville qui n'est pas à l'image de la France. Antoine Sorel qui lui non plus n'est pas l'écrivain français tel qu'on l'imagine. Il n'est d'ailleurs pas tout à fait français.
Qu'avez-vous mis de vous dans ce roman ?
J'ai mis beaucoup de moi en tant que lectrice. Lectrice éblouie par les œuvres d'Artaud, de Stig Dagerman, et de tant d'autres écrivains. Si j'ai fait que le personnage du grand-père est vietnamien, c'était pour me rendre plus proche d'Antoine Sorel. Il y aussi beaucoup de mes interrogations sur l'écriture, mes doutes, mes désarrois quand il s'agit de coucher sur le papier (ce que je ne fais plus, coucher sur le papier) quelque lignes chaque jour. Il y a un peu de moi dans les deux personnages, l'écrivain et le journalise. Mais il y a aussi de moi dans les personnages des femmes qui parlent de leur relation avec un écrivain, qui pourrait être leur double, ou pas.
Vous publiez un essai sur les exils d'écrivains. Les deux livres ont été écrits en même temps?
J'ai commencé à écrire l'essai il y a trois ans. Et je me suis dit qu'il faudrait un roman pour parler de ce sujet. En fait Antoine Sorel est l'incarnation à lui seul de tous ces écrivains qui figurent dans l'essai.
"Œuvres vives" Linda Lê (Christian Bourgois – 336 pages – 17 euros)
"Par ailleurs (exils)" Linda Lê (Christian Bourgois – 168 pages – 13 euros)
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