"Les vaisseaux frères" de Tahmima Anam : quand une Bangladaise renaît à la vie
"Les vaisseaux frères" est le troisième volume d’une trilogie entamée il y a tout juste dix ans, qui explore et interroge l’histoire du Bangladesh. Un pays qui s’est libéré en 1971 du joug pakistanais.
Dans les deux premiers tomes, Tahmima Anam racontait le parcours de jeunes combattants de la guerre d’indépendance, leur vie dans leur pays libéré, leurs difficultés et leurs déceptions. Ce troisième volume s’intéresse à la génération des enfants, celle qui n’a pas connu la guerre.
Entre ses racines bangladaises et sa vie américaine
Le livre est conçu comme une lettre à Elijah, un jeune étudiant américain dont Zubaïda est tombée amoureuse juste avant de quitter les Etats-Unis. Alors qu’elle est fiancée au Bangladesh avec Rachid, qu’elle connaît depuis son enfance. Ce coup de foudre intervient au moment où elle commence à s’interroger sur son adoption et ses véritables parents. Son hésitation entre deux hommes et deux amours est le début d’une longue quête sur son identité, entre ses racines bangladaises et sa vie américaine. Entre ses origines et ce qu’elle est devenue.Grâce, ou à cause d’Elijah, Zubaïda va peu à peu se détacher du milieu où elle a toujours vécu, la riche société bangladaise, de sa belle-famille étouffante. Notamment de sa belle-mère, "trop maquillée", "son loulou de Poméranie couchée à ses pieds", entre des expéditions de shopping à Londres ou à Singapour… Pour autant, elle ne rejette pas cette génération de femmes issues de l’indépendance qui ont "mis le monde sens dessus dessous et transformé certaines prisons en prairies".
Pour l’héroïne, qui souffre de ne pas "éprouver un sentiment d’appartenance", cette évolution ne se fait évidemment pas sans douleur. Après une mission au Pakistan, interrompue en raison de complexes conflits locaux, elle rentre au Bangladesh et se marie, s’efforçant d’oublier Elijah. Mais elle va sombrer dans la déprime et un profond "chaos intérieur".
Fatalité
Pour se sauver, elle accepte finalement un travail : aider une chercheuse britannique à tourner un film sur les conditions de vie terrifiantes des ouvriers travaillant sur les chantiers de démantèlement de navires à Chittagong (Est), premier port du Bangladesh et seconde ville du pays.Tahmima Anam fait des descriptions dantesques de ces monstres métalliques couchés sur le sable, dépecés peu à peu par des fourmis humaines. Elle écrit là les plus belles pages de son livre. Par exemple quand elle raconte l’arrivée du Grace, un immense et majestueux navire de croisière, qui vient s’échouer sur la plage de Chittagong avant son démantèlement. "Le jour se leva tandis que nous attendions et il apparut, une tache à l’horizon. Nous le regardions grandir. (…) La courbe du navire se dessina, et on vit luire la coque, un poème de courbes s’élevant au-dessus de restes d’obscurité, et soudain, il fut là, devant nous."
Au fil des semaines, le Grace est dépouillé de sa substance et finit par devenir un fantôme métallique, comme les autres navires. Au milieu de cette communauté d’ouvriers pauvres et surexploités, Zubaïda poursuit son évolution et sa mue. Un peu comme ces fossiles qu’elle étudie en les débarrassant de leur gangue minérale.
Intime
Alors qu’elle s’était "toujours dit qu’épouser Rachid était une fatalité", elle va prendre son destin en main. Elle entend ne plus "être celle qui a dû accepter en silence que son histoire soit écrite par d’autres". A cause de son adoption et de son mariage bangladais qui plaisait tant aux deux familles, la sienne et celle de Rachid.S’il ébauche le portrait d’un pays et évoque ses multiples contradictions, ce roman, très bien traduit de l'anglais, touche avant tout à l’intime, atteignant par là l’universel. L’intime, notamment de ces femmes bangladaises prises entre le poids des traditions et l’appel de la modernité.
A ce stade, on ne peut pas s’empêcher de penser que Tahmima Anam a placé là nombre d’éléments autobiographiques. "J’ai une relation compliquée avec le Bangladesh. (…) Il est très difficile pour moi d’envisager y vivre", observe l’écrivaine dans le Guardian. A Géopolis, elle explique : "J’ai grandi à l’extérieur du Bangladesh (elle a notamment vécu à Paris, à New York et en Thaïlande, NDLR). J’adore y séjourner mais je ne m’y sens pas à l’aise à 100%. Je préfère l’atmosphère plus cosmopolite, plus internationale de Londres. Je m’y sens davantage chez moi. Je m’y sens plus libre." Le parcours de Zubaïda, c’est aussi un peu le sien.
"Les vaisseaux frères", Tahmima Anam, traduit de l'anglais (Bangladesh) par Sophie Bastide-Foltz
(Actes Sud, 384 pages, 23 euros, 16,99 euros en numérique)
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