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"Les Renards pâles" : le roman manifeste de Yannick Haenel
Après "Jan Karski", couronné en 2009 par le prix du Roman Fnac et le prix Interallié, "Les renards pâles", le dernier roman de Yannick Haenel, est l'itinéraire d'un homme en marge, qui a choisi de vivre dans sa voiture. Des inscriptions sur les murs de Paris le conduisent jusqu'aux Renards pâles, groupe de sans-papiers masqués portés par les croyances des Dogons, en marche pour une sourde révolte.
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L'histoire : un homme est assis dans un coin de son appartement et attend chaque jour l'heure qui lui apporte un rayon de soleil pour former au dessus de sa tête une auréole de lumière. Jean Deichel, c'est son nom, la quarantaine, n'a ni travail, ni femme, ni enfants, pas qu'on sache en tous cas. Depuis quelques mois, il n'arrive plus à payer son loyer et se retrouve mis à la porte de son appartement. Il s'installe alors dans sa voiture, à l'ombre d'une plante rescapée de son appartement. Cet homme est un poète, qui aime regarder les pétales de cerisiers voler dans la rue et former des nymphéas sur le pare-brise de la R18 break qui lui sert désormais de maison.
Il organise sa nouvelle vie : douche à la piscine des Tourelles, lecture à la médiathèque Marguerite-Duras, virées nocturnes dans les bars de Belleville (Paris XXe), au cours desquelles il rencontre Ferrandi, Zoé, le Bison, et Myriam, des artistes avec qui il parle de Marx, de la crise en Grèce, du G8 de Gennes en 2001… Puis il découvre les inscriptions, accompagnées d'un graffiti en forme de Dieu-poisson. "La société n'existe pas" est la première, tracée en lettres rouges sur un mur de l'impasse de Satan. D'autres suivront : "La France, c'est le crime", Identité = malédiction", "Dieu est Noir". L'homme a rencontré la reine de Pologne et les Renards pâles. La révolution est en marche…
Les bonheurs de l'intervalle
Jean Deichel commence sa nouvelle vie sans toit un certain dimanche soir d'avril où un nouveau président de la République vient d'être élu. L'homme n'a pas voté. Il écoute à la radio le président nouvellement élu et ne se sent pas concerné par son discours sur le travail. Dans une société où l'on encourage les gens à travailler alors même qu'il n'y en a plus, Jean Deichel, qui dit avoir longtemps trimé en banlieue, s'est soustrait à cet esclavage et ne désire plus travailler. "Mon désœuvrement avait pris la forme d'un refus tranquille", dit-il.
Le narrateur n'est pas inquiet de cette nouvelle situation. Il ressent même un forme de bonheur qu'il trouve dans ce qu'il nomme "l'intervalle", "une bouffée de joie, et en même temps une déchirure (…) C'est comme si vous tombiez dans un trou, et que ce trou vous portait". Une expérience du vide, en somme. Et c'est de cet intervalle que va naître la révolte, emmenée par les Renards pâles, dont l'inspiration puise dans les rites des Dogons du Mali. L'homme n'avait plus ni travail ni maison, il n'a désormais plus de papiers : le griot les brûle avant qu'il ne rejoigne le cortège de la grande révolte, procession d'humains masqués mettant le feu à la capitale. Le deuxième chapitre s'ouvre, où l'homme devient foule, le "je" devient "nous", et la société mise en accusation devient "vous".
La République en Baobab
On a bien compris que le romancier est en colère contre une société française en décomposition, "la politique est morte en même temps que la poésie", nous dit-il, colère légitime contre une société de consommation, où règnent la finance, l'obsession sécuritaire et l'intolérance. Le roman prend la forme d'un journal intime dans sa première partie, et celle d'un manifeste dans la seconde. On est cependant assez peu touché par les envolées lyriques de ce personnage qui ressemble plus à un bobo parisien version canaille, qu'à un laissé pour compte : il lit Libération aux terrasses des cafés, fréquente la médiathèque Marguerite-Duras, boit des coups dans sa voiture en fumant des cigarettes toute la nuit, refait le monde dans les bars de Belleville et lit Beckett (dans une voiture, mais quand même…).
Cette vision idéalisée de la pauvreté laisse une curieuse impression. La deuxième partie du roman, qui s'échappe plus franchement du monde réel, est paradoxalement plus crédible, mais ne parvient pas à dissiper le malaise, accentué par une harangue moralisatrice où le monde est coupé en deux, d'un côté les gentils révoltés (les "nous") et de l'autre les méchants (les "vous"). Il y a pourtant dans "Les Renards pâles" de beaux personnages, comme la reine de Pologne, et de belles visions aussi, comme cette image de la statue de la Place de la République transformée en Baobab…
Les Renards pâles Yannick Haenel (Gallimard Infini – 175 pages – 16,90 euros)
Extrait :
Regardez la lézarde qui se forme au bas du socle : elle grimpe en zigzag vers les pieds de votre république et pénètre son corps grâce aux trous des termites qui la rongent. Va-t-elle mange le bronze – l'avaler tout entier comme un cobra gobe une proie tremblante ? La résistance d'un dieu, d'une déesse ne dépend pas des apparats qui l'accompagnent, ni des armes dont elle se prévaut pour régner. Que vous le vouliez ou non, l'avez-vous oublié ou refoulé, votre République est une divinité comme une autre. Laïque, peut-être – mais quelle différence? Les formes du culte importent peu ; ce qui compte c'est l'urgence qu'on met à recourir aux soins d'un dieu, c'est le secours qu'il prodigue à nos vies.
Le ciel se couvre d'ombres noires; durant quelques secondes, il fait nuit. C'est durant cet intervalle que nous sortons les clefs et ouvrons les portes. La lumière revient, la statue a disparu. A sa place surgit un immense baobab.
Yannick Haenel co-anime avec François Meyronnis la revue Ligne de risque. Il a récemment publié aux Éditions Gallimard "Cercle" (2007, Folio n° 4857) et "Jan Karski" (2009, Folio n° 5178), prix du Roman Fnac et prix Interallié. (Source Gallimard)
Il organise sa nouvelle vie : douche à la piscine des Tourelles, lecture à la médiathèque Marguerite-Duras, virées nocturnes dans les bars de Belleville (Paris XXe), au cours desquelles il rencontre Ferrandi, Zoé, le Bison, et Myriam, des artistes avec qui il parle de Marx, de la crise en Grèce, du G8 de Gennes en 2001… Puis il découvre les inscriptions, accompagnées d'un graffiti en forme de Dieu-poisson. "La société n'existe pas" est la première, tracée en lettres rouges sur un mur de l'impasse de Satan. D'autres suivront : "La France, c'est le crime", Identité = malédiction", "Dieu est Noir". L'homme a rencontré la reine de Pologne et les Renards pâles. La révolution est en marche…
Les bonheurs de l'intervalle
Jean Deichel commence sa nouvelle vie sans toit un certain dimanche soir d'avril où un nouveau président de la République vient d'être élu. L'homme n'a pas voté. Il écoute à la radio le président nouvellement élu et ne se sent pas concerné par son discours sur le travail. Dans une société où l'on encourage les gens à travailler alors même qu'il n'y en a plus, Jean Deichel, qui dit avoir longtemps trimé en banlieue, s'est soustrait à cet esclavage et ne désire plus travailler. "Mon désœuvrement avait pris la forme d'un refus tranquille", dit-il.
Le narrateur n'est pas inquiet de cette nouvelle situation. Il ressent même un forme de bonheur qu'il trouve dans ce qu'il nomme "l'intervalle", "une bouffée de joie, et en même temps une déchirure (…) C'est comme si vous tombiez dans un trou, et que ce trou vous portait". Une expérience du vide, en somme. Et c'est de cet intervalle que va naître la révolte, emmenée par les Renards pâles, dont l'inspiration puise dans les rites des Dogons du Mali. L'homme n'avait plus ni travail ni maison, il n'a désormais plus de papiers : le griot les brûle avant qu'il ne rejoigne le cortège de la grande révolte, procession d'humains masqués mettant le feu à la capitale. Le deuxième chapitre s'ouvre, où l'homme devient foule, le "je" devient "nous", et la société mise en accusation devient "vous".
La République en Baobab
On a bien compris que le romancier est en colère contre une société française en décomposition, "la politique est morte en même temps que la poésie", nous dit-il, colère légitime contre une société de consommation, où règnent la finance, l'obsession sécuritaire et l'intolérance. Le roman prend la forme d'un journal intime dans sa première partie, et celle d'un manifeste dans la seconde. On est cependant assez peu touché par les envolées lyriques de ce personnage qui ressemble plus à un bobo parisien version canaille, qu'à un laissé pour compte : il lit Libération aux terrasses des cafés, fréquente la médiathèque Marguerite-Duras, boit des coups dans sa voiture en fumant des cigarettes toute la nuit, refait le monde dans les bars de Belleville et lit Beckett (dans une voiture, mais quand même…).
Cette vision idéalisée de la pauvreté laisse une curieuse impression. La deuxième partie du roman, qui s'échappe plus franchement du monde réel, est paradoxalement plus crédible, mais ne parvient pas à dissiper le malaise, accentué par une harangue moralisatrice où le monde est coupé en deux, d'un côté les gentils révoltés (les "nous") et de l'autre les méchants (les "vous"). Il y a pourtant dans "Les Renards pâles" de beaux personnages, comme la reine de Pologne, et de belles visions aussi, comme cette image de la statue de la Place de la République transformée en Baobab…
Les Renards pâles Yannick Haenel (Gallimard Infini – 175 pages – 16,90 euros)
Extrait :
Regardez la lézarde qui se forme au bas du socle : elle grimpe en zigzag vers les pieds de votre république et pénètre son corps grâce aux trous des termites qui la rongent. Va-t-elle mange le bronze – l'avaler tout entier comme un cobra gobe une proie tremblante ? La résistance d'un dieu, d'une déesse ne dépend pas des apparats qui l'accompagnent, ni des armes dont elle se prévaut pour régner. Que vous le vouliez ou non, l'avez-vous oublié ou refoulé, votre République est une divinité comme une autre. Laïque, peut-être – mais quelle différence? Les formes du culte importent peu ; ce qui compte c'est l'urgence qu'on met à recourir aux soins d'un dieu, c'est le secours qu'il prodigue à nos vies.
Le ciel se couvre d'ombres noires; durant quelques secondes, il fait nuit. C'est durant cet intervalle que nous sortons les clefs et ouvrons les portes. La lumière revient, la statue a disparu. A sa place surgit un immense baobab.
Yannick Haenel co-anime avec François Meyronnis la revue Ligne de risque. Il a récemment publié aux Éditions Gallimard "Cercle" (2007, Folio n° 4857) et "Jan Karski" (2009, Folio n° 5178), prix du Roman Fnac et prix Interallié. (Source Gallimard)
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