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"Le chardonneret", roman cathédrale de Donna Tartt

Donna Tartt a écrit trois romans en 20 ans. "Le Chardonneret", le dernier, publié aux éditions Plon, raconte la vie mouvementée de Théo, brutalement bouleversée par une gigantesque explosion dans un musée de New York, qui tue sa mère. Il ressort miraculeusement vivant, en possession d'un tableau inestimable, "Le chardonneret", peint par un maître hollandais en 1654…
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 7min
Donna Tartt
 (Beaowulf Sheehan)
L'histoire : Le roman commence à Amsterdam. Théo est confiné dans une chambre d'hôtel, malade et prostré, il n'en sort que pour aller chercher, fébrile et en catimini, les journaux dans hall. Il essaie de déchiffrer les nouvelles concernant "sa situation" dans la presse néerlandaise. Quelles nouvelles ? A ce stade-là du récit, on ne le sait pas. Flashback sur l'évènement fondateur et tragique de la vie de Théo : il a treize ans quand une gigantesque explosion au Metropolitain Museum de New York tue sa mère. Dans l'enfer qui suit l'explosion, Théo parle avec un vieil homme mystérieux, aperçu plus tôt dans le musée avec une jeune fille rousse qui l'a fortement impressionné. Le vieil homme lui confie une bague, une adresse, et lui demande d'emporter un tableau. "Le Chardonneret", le premier tableau que sa mère a "vraiment aimé", une petite toile de 1654, peinte par un maître hollandais, Carel Fabritius. Un objet que Théo n'a pas le droit de posséder, mais qu'il gardera ensuite avec lui dans toutes les circonstances de sa vie, désormais sans repères.
"Le chardonneret" Carel Fabritius (1654) 
 (Mauritshuis - La Haye / Wikimédia)
D'apprentissages en dérives

Théo vivait seul avec sa mère, figure lumineuse, présence centrale et quasi exclusive de sa vie affective. Son père, un acteur raté, joueur et buveur, les a abandonnés quelques mois avant l'explosion. Théo est désormais seul au monde. Il échappe de justesse au placement grâce à la riche mais dysfonctionnelle famille de son copain d'école, Andy Barbour. A l'adresse indiquée après l'explosion au musée par le vieil homme avant de mourir, il rencontre Hobie, un vieil antiquaire auprès de qui il trouve sécurité, chaleur et réconfort dans un environnement douillet imprégné de culture. Le retour inattendu de son père marque une nouvelle rupture, qui arrache l'adolescent au précaire équilibre retrouvé, et qui le conduit à l'autre bout du pays, dans la banlieue de Las Vegas. Entre un père absent et une belle-mère écervelée et hystérique, Théo, livré à lui-même, rencontre Boris, un jeune ukrainien voyou et flamboyant, avec qui il plonge dans l'oisiveté et la drogue.

Une épopée romanesque dans l'Amérique du XXIe siècle 

Donna Tartt s'inscrit dans la grande tradition romanesque du XIXe siècle, et s'inspire notamment de Dickens, dont elle revendique clairement la filiation. Mais on pense aussi aux romans de Dostoïevski, d'Hermann Hesse ou de Thomas Mann. A travers le récit de la vie d'un Oliver Twist des temps modernes, la romancière dresse le portrait d'une Amérique bicéphale, celle inculte et dominée par l'argent, figurée par Vegas, ses banlieues impersonnelles, ses maisons luxueuses et sans âme, télévision en permanence allumée, nourriture de fast-food, bière et drogues en tous genres. De l'autre, la vieille Amérique, héritée de l'histoire européenne, dont on retrouve la quintessence dans l'atelier de restauration de meubles new yorkais de Hobie, peuplé d'objets chargés d'histoire, où l'on mange du pot au feu et de la confiture de figues en devisant sur l'art avec des personnes bien élevées (et souvent âgées).

Un hymne à la beauté

Le roman de Donna Tartt est une cathédrale, un édifice majestueux, bâti de grandes lignes dressées vers le ciel, mais aussi de détails décoratifs merveilleux, motifs ciselés à la loupe, coins et recoins éclairés de faisceaux lumineux, coupes et dissections de l'âme humaine, exploration de destins, morceaux de médiations sur les paradoxes de l'amour, la force de l'amitié, la vacuité de l'existence, la valeur de l'art et la persistance salvatrice d'une œuvre.

Le petit tableau de Fabritius est au centre de cette construction. Un oiseau enchaîné, "enfermé au cœur de la lumière : le petit prisonnier stoïque", symbole de l'inévitable enfermement de la condition humaine et de l'inexorable solitude "qui sépare toute créature vivante de toutes les autres créatures vivantes". Et au-delà, la transfiguration, cette chose magique qui fait d'une œuvre d'art un objet immortel, offrant la possibilité d'un "dialogue par delà le temps", qui relie pour l'éternité les "amoureux des belles choses". Ces trésors qui permettent de "traverser le cloaque tout en gardant nos yeux et nos cœurs ouverts", en chantant.

"Le chardonneret" est de ces romans qui ouvrent une porte sur un autre monde, par un effet de "distorsion spatiale et temporelle". Ce genre de roman, rare, qui donne un délicieux sentiment de vivre une autre vie, le temps de la lecture, et dont on a du mal à s'arracher, une fois le livre refermé.
 
Le Chardonneret Donna Tartt, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Edith Soonckindt (Plon, Feux croisés, 790 pages, 23 euros).

Extrait
Le tableau était caché, intelligemment selon moi, dans une taie d'oreiller propre en coton scotchée avec de l'adhésif à l'arrière de ma tête de lit. Hobie m'avait appris comment il convenait de manipuler avec soin les vieilles choses (parfois il utilisait des gants en coton blanc pour les objets particulièrement délicats) et je ne l'ai jamais touché de mes mains nues, juste par les côtés. Je ne le sortais jamais, sauf quand mon père et Xandra n'étaient pas là et que je savais qu'ils ne rentreraient pas avant longtemps – quand je ne pouvais pas le voir, j’aimais le savoir là à cause de la profondeur et de la solidité qu'il donnait aux choses, du renfoncement de l'infrastructure, d'une précision invisible, de la justesse d'une assise qui me rassurait, tout comme il est rassurant de savoir que, au loin, les baleines nageaient sans crainte dans les eaux de la Baltique et que des moines de mystérieuses zones temporelles psalmodiaient sans discontinuer pour le salut de l'humanité.
Le sortir, le tenir, le regarder n'était pas une chose à prendre à la légère. Même dans l'acte de tendre la main pour l'attraper il y avait une sensation d'expansion, un souffle et une élévation ; et ce à un point si étrange que, lorsque je l'avais regardé assez longtemps, les yeux asséchés par l'air réfrigéré du désert, tout l'espace entre lui et moi semblait s'évanouir et, quand je levais les yeux, c'était le tableau qui était réel, et non moi.


Donna Tartt est l'auteur du "Maître des illusions", roman culte et immense succès mondial, paru chez Feux croisés/Plon en 1993 et de "Le Petit Copain" (Plon, 2003) (Source Plon)

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