"La somme de nos folies", premier roman dépaysant de la malaisienne Shih-Li Kow
Quand commence l'histoire, une pluie diluvienne démarre en pleine éclipse, alors que les enfants du quartier observent à travers les négatifs des photographies de Beevi, une vieille dame au tempérament bien trempé. Six jours de pluie, et une inondation comme Lubok Sayong n'en avait pas connu depuis longtemps.
Tant d'eau décide Beevi à libérer son poisson, enfin rendu à son élément après moult tentatives d'évasion. La crue s'accompagne aussi de la venue des bénévoles. "Nous fûmes nombreux à Lubok Sayong à être soulagés quand les hordes de bénévoles levèrent le camp pour regagner la capitale où les attendait leur vraie vie".
Chroniques de la vie à Lubok Sayong
La décrue, une élection partielle avec la visite des politiques, promesses et cadeaux plein les poches, un article dans le journal, "du genre éclairage sur la vie des vrais gens", et la vie peut enfin reprendre son cours… Mais la sœur de Beevi et son mari meurent dans un accident de voiture… Beevi s'installe dans la "grande maison", perchée sur la colline, héritée de son père. Elle y accueille Mary Anne, la fille adoptive de sa sœur, et ouvre des chambres d'hôte avec l'aide de la fantaisiste Miss Boonsidik.Ce roman est une chronique drolatique de ce coin reculé du monde, où l'archaïsme et la modernité se côtoient avec plus ou moins d'harmonie. Au centre de l'histoire, Beevi, femme un brin acariâtre, le cœur sur la main, capable de se révéler très ouverte d'esprit quand il faut défendre les droits des "lady boys", en "rééducation" dans le secteur. L'affaire finira au poste, donnera naissance à une Gay Pride locale, un événement annuel propulsant la petite ville de Lubok Sayong sur le devant de la scène, et fournissant des clients pour longtemps au bed & breakfast de Beevi…
Deux récits pour la même histoire
Deux narrateurs, pour raconter cette histoire : Auyong, le fidèle ami de Beevi, directeur de la conserverie locale de litchis, et Mary Anne, l'orpheline adoptée par sa sœur qu'elle a accueillie à sa mort. Les deux récits alternent dans un mouvement régulier de balancier. Parfois passage de relais, l'histoire de l'un complétant celle de l'autre, ou se chevauchant, donnant des points de vues différents sur le même événement, sur les mêmes personnages. L'écriture est pleine de vitalité, à la fois drôle, imagée, les dialogues ciselés.La pauvreté, les superstitions, la cohabitation des différentes communautés, la corruption, et les frottements avec le vaste monde. La romancière pose un regard incisif sur ce petit coin de la terre qu'elle a choisi de croquer. Ses personnages, hauts en couleurs, vivent certes dans un lieu reculé, mais ils ne sont ni déconnectés, ni sous-développés. Ils prennent leur destin en main, sans rien attendre des autorités, des politiques, ni de ceux qui voudraient avec leurs bons sentiments les aider.
Jamais misérabiliste, "La somme de nos folies" Shih-Li Kow passe au crible toute cette micro-société, et par la même occasion l'humanité toute entière (la somme de toutes les folies n'est-elle pas mondialement partagée ?), avec un humour et une verve réjouissants. Un roman humaniste, et totalement dépaysant!
"La somme de nos folies" Shih-Li Kow, traduit de l'anglais (Malaisie), par Frédéric Grellier
(Zulma – 384 pages – 21,50 euros)
Extrait :
À Lubok, tout venait en un seul exemplaire : la rue principale, le rond-point, le feu rouge, le commissariat de police, la caserne des pompiers et son unique camion, le bureau de poste, la station-service, la tour de l'horloge, le supermarché, le cinéma, le Kentuky Fried Chiken, l'école malaise, la chinoise, celle des Tamouls, et même un pensionnat chrétien pour jeunes filles, histoire de faire bonne mesure. Nous avions un gîte d'Etat, infesté de cafards, et un hôtel deux étoiles avec un bar grill au rez-de-chaussée, le Hemingway. L'hôtel proposait des chambres avec ou sans eau chaude ; quant au bar, pas sûr que le romancier américain y eût trouvé les cocktails à son goût.
"La somme de nos folies", page 35
Décrit ainsi, on aurait pu croire que Lubok Sayong se traversait aisément à pied, mais la ville s'étendait bien au-delà de son unique rue principale. Il y avait trois lacs, quelques hameaux éparpillés, les anciennes plantations d'hévéas et celles, plus récentes, de palmiers à huile, de litchis et de pitayas, les écoles en périphérie et les ponts enjambant les rivières. Il était donc compliqué de s'y déplacer autrement qu'en voiture ou en moto."
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