"La Discrétion" : le nouveau roman de Faïza Guène mérite tous les prix
L'histoire de Yamina Taleb, aussi singulière qu'universelle, nous dit l'histoire de milliers de familles immigrées d'Algérie.
Faïza Guène s'est fait connaître à l'âge de 19 ans avec son premier roman, Kiffe Kiffe demain (Hachette 2004), énorme succès de librairie traduit dans 26 langues. La virtuose romancière aujourd'hui âgée de 35 ans publie dans cette rentrée d'automne 2020 La Discrétion (Plon), un puissant roman qui embrasse à travers le récit d'une histoire familiale le destin de trois générations d'immigrés nord-africains, entre l'Algérie et la France.
L'histoire : Yamina naît en 1949 à Msirda, en Algérie, petit village situé à la frontière marocaine. Née "dans un cri qui fend la nuit noire. Un cri qui se reflète dans la lune, puis se cogne au ciel avant de se briser et de retomber comme des milliers de petites billes de plomb." Une enfance de labeur, mais joyeuse, bientôt rattrapée par la guerre d'indépendance. Yamina est brutalement arrachée à son enfance, et doit quitter son jardin, son figuier. La famille se réfugie de l'autre côté de la frontière. Premier exil.
C'est la même Yamina que l'on retrouve 70 ans plus tard, à Aubervilliers, département de Seine-Saint-Denis, France. Une Yamina silencieuse, qui ignore sciemment (ou pas) les provocations, les marques de mépris, la condescendance, laissant glisser sur elle les agressions sournoises du quotidien, comme si "refuser de se laisser envahir par le ressentiment était une façon de résister". Ses enfants, trois filles un garçon, "n'aiment pas ça". "Eux ils savent qui elle est, ce qu'elle a traversé, et ils exigent que le monde entier le sache aussi"…
"La tristesse profonde"
Faïza Guène dresse un magnifique portrait de femme, Yamina Taleb, son enfance en Algérie, la guerre, le mariage arrangé avec Brahim, qui tourne à l'amour, l'exil, et enfin le quotidien en France, où sous la ramure du figuier de son jardin ouvrier, entourée des siens, elle a fini par retrouver les joies d'une enfance rompue par la guerre.
Car même si Yamina trouve le bonheur dans son présent, en France, avec sa famille, elle garde "pour toujours la tristesse profonde de ceux qui ont le sentiment de tout avoir abandonné, alors même qu'ils ne possédaient rien. Pour toujours elle gardera cette illusion terrible, qui laisse croire qu'on peut quitter un lieu, y retourner et retrouver les choses comme on les a laissées".
Climat
En chapitres courts et datés, lieux indiqués, comme dans un scénario, Faïza Guène raconte ce voyage incroyable qu'est la vie de Yamina, d'un petit village berbère à la banlieue parisienne. Un récit où s'invitent les parents, les aïeux, et aussi les enfants de Yamina, ceux de la deuxième génération, ceux qui portent la colère, passée comme à saute-mouton par-dessus Yamina.
Malika, Hannah, Imane, Omar, leur force de caractère, leurs difficultés à trouver une place dans la société française, étrangers ici, étrangers quand ils retournent au pays. Et aussi "le climat, qui a changé, depuis les années 80".
Ils ont fait tellement de sacrifices. Des sacrifices écrasants. Malgré eux, ils ont fait de leurs enfants des gamins accablés. Y en a plein les villes, de ces gosses-là, et à vrai dire, c'est plutôt facile de les identifier : les enfants accablés font comme leurs parents, ils marchent la tête baissée.
Faïza Guène"La Discrétion", page 60
Une "mémoire en morceaux"
Faïza Guène ne fait pas de grands discours. A travers les petites choses du quotidien, à hauteur des perceptions et des sentiments de ses personnages, elle restitue avec pudeur et humour une histoire complexe, rassemblant un à un les éléments d'une "histoire fragmentée", d'une mémoire "en morceaux".
D'une écriture directe, incarnée, subtile et sans complaisance, tout juste rehaussée d'italiques, la romancière offre un récit ample, qui dépasse largement l'histoire d'une seule famille, car elle embrasse celle de milliers de familles, de mères, de maris, de fils et de filles, sur trois générations d'immigrés nord-africains, le cœur entre l'Algérie et la France.
Du temps où ceux qui étaient français sur la terre algérienne aspiraient à devenir Algériens, à ceux Français nés de parents algériens immigrés en France, à travers le destin d'une famille, Faïza Guène relit un demi-siècle d'histoire.
Une histoire qui nous concerne tous, parce qu'elle est une composante essentielle si l'on veut comprendre la société française d'aujourd'hui. Une histoire que la romancière partage avec nous, comme une offrande. Ce magnifique roman mérite tous les prix.
La Discrétion, de Faïza Guène
(Plon – 250 pages – 19 €)
Extrait :
"Soudain, Malika se sent triste, c'est sourd, c'est dans le ventre ; comme si elle réalisait pour la première fois que ses aïeux, puisqu'ils ne sont mentionnés nulle part, n'avaient jamais existé.
Elle se voit brusquement comme un fantôme, issu d'une longue lignée de fantômes, Malika le sait pourtant qu'ils ont bel et bien existé, ses ancêtres, et que leur histoire aussi est bel et bien réelle.
Mais personne n'a pris la peine de l'écrire, cette histoire, personne n'a noté leurs noms, personne n'a consigné les dates, personne n'a compté leurs vivants, surtout pas leurs morts.
On ne les a pas photographiés tout sourires devant leurs maisons, avec leurs enfants et leurs espoirs tout simplement parce qu'ils leur avaient été confisqués.
Leurs vies se sont discrètement éparpillées dans la poussière.
Il faut se contenter d'une histoire fragmentée, de cette mémoire en morceaux.
La jeune femme comprend aujourd'hui que son héritage est un puzzle.
Et même si Yamina a fait de son mieux pour leur transmettre quelques-uns de ces fragments, c'est à ses enfants, à Malika et aux autres, de les rassembler à présent." (La Discrétion, page 207)
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