L'herbe des nuits, un polar en clair-obscur de Modiano
L'histoire : un homme, écrivain, déchiffre des notes prises autrefois (dans les années 60) sur un cahier à couverture noire. Les notes parlent d'un autre temps, d'un Paris en noir et blanc. Celui d'avant 68. Un monde disparu où les numéros de téléphone s'écrivaient comme ça : POR 58.17 et où "la tour Montparnasse n'endeuillait pas encore la rue de Rennes de sa barre noirâtre."
De ce passé il reste des noms : Chastanier, Marciano, Duwelz, Aghamouri, Georges, "l'homme au visage lunaire". L'Unic Hotel, QG de la bande. Un flic, Langlais, chargé d'éclaircir une "sale affaire". Une femme, Dannie, alias Mireille Sempierry, justement impliquée dans la "sale affaire".
Avec Dannie, le jeune écrivain sillonne la ville la nuit, de cafés en hôtels. Avec elle il se paie le frisson en entrant clandestinement dans un appartement, part à la campagne et y oublie un manuscrit qu'il ne retrouvera jamais.
Des brèches dans le temps
L'herbe des nuits distille une ambiance de polar, mais n'en suit pas les codes. On n'est pas dans la peau du truand, ni dans celle du flic, mais dans celle d'un personnage à la marge, lancé dans une enquête plus poétique que policière.
"Les dimanches, surtout en fin d'après-midi, et si vous êtes seul, ouvrent une brèche dans le temps. Il suffit de s'y glisser." Armé de son carnet de notes, le narrateur cherche à éclairer un épisode de son passé en tentant de remonter le cours du temps. "Tous ces détails me reviennent dans le désordre, par saccades, et souvent la lumière se brouille. Et cela contraste avec les notes qui figurent dans ce carnet".
La confusion de la jeunesse
"L'herbe des nuits" évoque la confusion qui accompagne l'âge tendre de la jeunesse. Le jeune écrivain est un spectateur passif. "Je n'avais à cette époque aucun droit ni aucune légitimité. Pas de famille ni de milieu social bien défini. Je flottais dans l'air de Paris". Il prend des notes, suit le mouvement, ne pose pas de questions, n'ose pas pousser plus loin les investigations quand l'énigmatique marocain Aghamouri le met en garde. On imagine qu'il aime cette femme, Dannie, qu'il suit les yeux fermés. Et "il faut toujours prendre les gens qu'on aime comme ils sont, et surtout ne pas leur demander de comptes." A cette femme qui lui demande ce que qu'il dirait si elle avait tué quelqu'un il répond : "Ce que je dirais? Rien.". Le spectateur passif passera à l'action plus tard, à sa manière, en écrivant des romans.
Le livre de l'oubli
Modiano pose des énigmes, ne les résout pas. La question n'est pas d'identifier la vie réelle entre les lignes (la "sale affaire" = l'affaire Ben Barka?), sans quoi le lecteur risque de sortir du roman. Non, la question est plutôt de savoir ce qu'il reste du passé une fois la vie passée. Le carnet de notes, les faits, les dates et les horaires, les noms ou les lieux ne servent à rien. Le passé ne se consigne pas. "J'ai essayé de retrouver cet hôtel. Je n'avais noté ni le nom ni l''adresse sur le carnet noir, comme on évite d'écrire les détails trop intimes de notre vie, de crainte qu'une fois fixés sur le papier ils ne nous appartiennent plus." La vérité est ailleurs. Peut-être dans le fameux manuscrit oublié et perdu. Dans les romans et pas dans la vraie vie.
Dans l'atelier de l'écrivain
"L'herbe des nuits" convie à assister à la naissance d'un livre. Modiano ouvre une porte sur son atelier, laisse entrevoir comment la vie devient fiction, comment l'écrivain s'approprie le réel pour en faire un roman, avec une langue qui n'appartient qu'à lui. A la manière du peintre Gerhard Richter, il applique un traitement à son histoire, un floutage qui lui donne une beauté unique et mystérieuse. Chez Modiano, la ville devient une âme et le passé un roman.
L'herbe des nuit
Patrick Modiano
Gallimard
178 pages, 16,90 Euros
[ EXTRAIT ]
"Les soirées étaient longues quand je restais dans le quartier à l'attendre, mais cela me semblait naturel. Je plaignais ceux qui devaient inscrire sur leurs agendasde multiples rendez-vous, dont certains deux mois à l'avance. Tout était réglé pour eux et ils n'attendraient jamais personne. Ils ne sauraient jamais que le temps palpite, se dilate, puis redevient étale, et peu à peu vous donne cette sensation de vacances et d'infini que d'autres cherchent dans la drogue, mais que moi je trouvais tout simplement dans l'attente."
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.