"Kannjawou", le chant incantatoire de Lyonel Trouillot pour faire danser Haïti
Après "Parabole du failli" en 2013, qui sort en poche en même temps (Babel), Lyonel Trouillot nous plonge au cœur d'Haïti, de son histoire tragique, que l'île et ses habitants portent en eux. Dans un roman qui ressemble à un beau chant mélancolique, Lyonel Trouillot peint la colère du peuple haïtien face à la fatalité, la misère, et "l'occupation" étrangère, militaire ou humanitaire, constante depuis des décennies. Mais il y a aussi la joie, la puissance, la force d'une terre habitée par la poésie, que les occidentaux venus pour la sauver foulent sans la comprendre. On ne sait plus qui aide qui, quand ce sont les pauvres d'ici, comme Popol et Sophonie, qui tendent la main à "la petite brune", jeune femme humanitaire larguée, pour la sauver d'elle-même et qui dans ce double mouvement gagne un prénom, donnant à la puissance occupante un visage, une humanité aux yeux des occupés. Oui, "parfois, au troisième tour, les petites marionnettes s'humanisent".
La puissance des mots
"Demain qui serai-je ?", s'interroge le narrateur dans les premières pages du roman. Il "bricole une histoire", voilà son arme contre la tragédie, contre l'occupation, contre l'injustice, contre le désespoir. Les carnets de note du "petit scribe" et les livres du petit professeur pour ouvrir une voie, inventer un monde où "personne n'ordonne, personne n'exécute", un monde de fête et de partage (justement ça se dit "Kannjawou" à Haïti), où les cimetières sont des jardins, où "toutes les frontières sont ouvertes et le cœur sur la main", où les Popol, Hans et Vladimir dessinent des villes habitables, avec suffisamment de place pour les amoureux".Lyonel Trouillot, sa langue magnifique, chantant, pleurant, criant sa terre d'Haïti, nous bouleverse et nous enchante, nous lecteurs confortablement installés à l'autre bout de la planète.
Kannjawou, Lyonel Trouillot (Actes Sud, 193 pages - 18 euros)
Extrait :
Dans le groupe, je suis le petit dernier, et le scribe. Man Jeanne m'encourage. Écris la rage, le temps qui passe, les petites choses, le pays, la vie des morts et des vivants qui habitent la rue de l'Enterrement. Écris, petit. J'écris. Je note. Mais ce n'est pas avec des mots qu'on chassera les soldats et fera venir l'eau courante. Hier, ils ont encore attaqué des manifestants avec des balles en caoutchouc et des lacrymogènes. Peut-être qu'un jour c'est eux qui nous chasseront.
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