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INTERVIEW - "Camarade Papa" : Gauz, écrivain rouge, dans la peau d'un colonisateur blanc

Après le succès de "Debout payé" en 2014, Gauz revient dans cette rentrée avec "Camarade Papa" (Le Nouvel Attila), une fresque coloniale qu'il rêvait depuis l'adolescence. Pour écrire ce second roman, l'écrivain s'est glissé dans la peau d'un colon blanc. Un livre écrit dans une langue d'une inventivité réjouissante. Un regard neuf sur la colonisation. Interview.
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 15 min
L'écrivain Gauz, 5 juillet 2018, Paris
 (Laurence Houot / Culturebox)

Paris, début juillet. Gauz débarque tout juste de Grand Bassam, Côte d'Ivoire. T-shirt noir, pantalon bleu mer, petite barbe fendue d'un large sourire explosant souvent en éclat de rire tonitruant. L'écrivain s'est fait connaitre en 2014 avec "Debout-payé" (Le Nouvel Attila), un court et percutant récit qui racontait la vie d'un étudiant ivoirien sans-papiers devenu vigile, portant un regard aigu et plein d'humour sur ses contemporains. Un énorme succès.

Le romancier ivoirien revient dans cette rentrée littéraire 2018 avec "Camarade Papa" (Nouvel Attila), une fresque coloniale qui embarque le lecteur de la Hollande à la Côte d'Ivoire, en passant par la France. Du XIXe siècle colonialiste au militantisme africain des années 70's, "Camarade Papa" est un roman ample, engagé sans être moralisateur, qui pose un regard inédit sur la colonisation.

L'histoire : deux temps, deux personnages, deux lieux, pour chacun le point de départ d'un voyage. Abilly, petit village du centre de la France, fin du XIXe siècle. Un jeune homme vient de perdre sa mère. Il quitte son village. Embauche un temps à "la Manu", manufacture d'armes à Châtellerault, avant de rejoindre la Rochelle, et de s'embarquer pour l'Afrique. Amsterdam, 1977 (un an après la mort de Mao). Un petit garçon prend pour la première fois le train pour Paris. Enfin, plus précisément un train pour la "Commune-de-Paris", dit-il, car dans sa famille, on ne voit le monde qu'à travers la Révolution. Celle qui viendra à bout du "grand capital aveugle et apatride". À la maison, baptisée le CRAC (Camp Révolutionnaire Anti Capitaliste), le Frigidaire est la "réserve vive", le balai, "mitrailleuse automatique", l'aspirateur, "char d'assaut série T cuvée Joukov", et "les menus sont prévus par plans quinquennaux de quatre jours"… A Amsterdam dans le quartier rouge, le père discourt, la mère lit et prend des notes. L'enfant défend la révolution dans la cour de l'école et il s'attache à Yolanda, vendeuse de bisous qu'il croise tous les jours sur le chemin de l'école. Quand la mère meurt, le garçon est envoyé par son père en Afrique, à Grand Bassam, le lieu des origines.

Dabilly, assoiffé de mouvement, parti pour vivre l'aventure coloniale, trouvera un sens à sa vie sur son chemin, en Afrique : "La terre est un alibi, la richesse une esquive, la civilisation une escroquerie. Le caoutchouc, le bois, le café, l'ivoire, l'or, les pagnes anglais, le savon de Marseille, l'eau de Cologne, le gin hollandais, les parapluies, l'aiguille, le fil à tresser, les routes, le télégraphe… tout n'est que prétexte. La vie seule compte. Celle qu'on perd. Celle qu'on donne." L'enfant parti en Afrique chargé par Camarade Papa d'observer pour le "grand soir" africain, trouvera sur son chemin, en Afrique, la trace de ses ancêtres et aussi peut-être, sa propre langue.

Rouge, dans la peau d'un colon blanc

En se mettant dans la peau d'un colon blanc et d'un enfant métisse issu de l'épopée coloniale, Gauz offre un regard inédit sur l'histoire de la colonisation. Un regard qui transcende la question de la couleur de peau ou des civilisations, pour raconter une histoire d'hommes, de mouvement, de rencontres et de métissage.

Pour écrire cette grande fresque coloniale, un vieux rêve qui accompagnait l'écrivain depuis longtemps, Gauz a inventé une langue extraordinaire, immersive et musicale, capable de redonner vie à des concepts politiques amochés par des dérives répétées au cours du XXe siècle. Avec cette écriture littéralement accaparante, Gauz donne l'impression au lecteur de relire un classique du XIXe siècle, tout en le faisant se sentir explorateur d'une littérature d'un nouveau genre. Autrement dit par Gauz : "du classique chelou, quoi !".

Un livre enthousiasmant de cette rentrée littéraire 2018.

INTERVIEW

Gauz, juillet 2018
 (Laurence Houot / Culturebox)
Comment est né ce livre ?
C'était une très vieille idée. Déjà quand j'étais ado, je voulais écrire une grande fresque coloniale. Et puis ça a traîné longtemps. En vieillissant, j'ai commencé à prendre des notes. Puis j'ai écrit d'autres choses. Et il y a eu "Debout-payé". Un accident. Je me suis dit, j'écris ça vite fait bien fait, et ensuite j'aurai le temps de me consacrer à mon grand roman historique. J'ai mis un an avant d'être édité, et puis ça a été le succès… Il y a eu un vrai emballement médiatique. Du coup, ça a mangé un an de ma vie. J'étais invité partout. Quand un truc comme ça arrive, t'arrêtes d'être écrivain. Moi je ne peux pas écrire à Paris. Ici il y a toujours un truc à faire. Pour écrire j'ai besoin de… (il fait un large mouvement avec ses bras).
Bon bref, quand j'ai enfin pu me poser, j'ai réalisé que c'était pas trois notes que j'avais, c'était carrément une bibliothèque. Comme le projet était très ancien, ça faisait des années que je prenais des notes, des années que je lisais des bouquins, des années que je me faisais une bibliographie, des années que je regardais des photos… Je me suis dit : mais qu'est-ce que je vais faire avec tout ça ?

Et comment vous vous en êtes sorti ?
Sur un coup de tête, j'ai déménagé. J'ai quitté Abidjan. Et je me suis installé à Grand Bassam. Grand Bassam est la première grande ville coloniale. Les colons, ils ne venaient pas par la terre, ils ne venaient pas en avion, ils arrivaient par la mer, en bateau. La plage, le nuage de moustiques… Je me suis installé à l'endroit exact où les gars débarquaient au XIXe siècle. Et voilà, j'étais vraiment dans l'histoire, j'avais trouvé ma porte d'entrée.

Pourquoi avoir choisi de vous mettre dans la peau d'un blanc, colonisateur ?
C'est bête de se mettre toujours du même côté de l'histoire. Ce que je voulais raconter, c'était l'histoire de la colonisation, et moi mon grand-père, il n'avait colonisé personne (à part ses voisins). Donc si je voulais raconter l'histoire de la colonisation, il valait mieux que je me mettre du côté de celui qui vient.
Mais celui qui vient, c'est aussi une partie de moi-même. J'assume. Je n'ai pas de problème d'identité. J'assume ma double culture occidentalo-africaine, et afro-occidentale. Quand je viens à Paris, je suis blanc. Je suis obligé d'être blanc. J'ai appris à être blanc. Donc je sais faire ça très bien depuis toujours. Voilà comment j'ai fait le pari fou de me mettre dans la tête d'un explorateur blanc du XIXe siècle. Une fois que j'étais dans la peau de ce blanc, dans la tête de ce colonisateur, je pouvais regarder toute cette histoire avec du recul. Je voulais aussi faire en sorte qu'il me ressemble un peu. D'autant que moi non plus je ne connais pas mon propre pays. Personne ne connait son propre pays. Personne ne se penche vraiment sur l'histoire de son propre pays. Comme ça il y avait cette double découverte.

L'Afrique est inimaginable. Elle ne peut pas faire peur."

Camarade Papa, page 52
Pourquoi ces lieux ? Le village d'Abilly, Châtellerault, Amsterdam ?
J'ai construit le personnage du colon en regardant une carte de France. Je voulais qu'il vienne du centre de la France, comme ça c'était neutre. Il faut se souvenir que la IIIe République n'a pas colonisé que les 'Nègres'. Elle a colonisé les Bretons, les Occitans, les Provençaux, les Alsaciens… Elle a colonisé les régions avec l'école publique de Jules Ferry. A l'époque il y avait toute une migration intérieure, toutes sortes de migrants intérieurs.
Bref, il fallait que je trouve un petit village. J'ai demandé à un copain originaire du centre de la France : c'est quoi ton village toi ? Et c'est comme ça que je suis tombé sur Abilly. J'ai lu tout ce que j'ai pu sur ce village. Un vrai village, parfait. Et en plus à côté, il y avait Châtellerault et "La Manu" (manufacture d'armes). Je pouvais faire un peu mon Balzac ou mon Zola des chaumières, parce qu'il y avait dans cette région une grande misère sociale, liée aux débuts de l'industrialisation.
Et Amsterdam ? Mais parce que le capitalisme vient de la Hollande. Le monde qu'on connait aujourd'hui a été inventé en Hollande. Les banques, la spéculation, la bourse, la finance, le commerce international… Tout ça c'est la Hollande du XVe et du XVIe siècle ! Et les Hollandais colonisaient de manière froide. Pour le fric. Point à la ligne. Voilà pourquoi je voulais que mon histoire commence dans ce chaudron du capitalisme décomplexé.

Pourquoi avoir choisi une voix d'enfant ?
La voix de ce gamin, c'est un appel du pied complètement assumé à "La vie devant soi", de Roman Gary. Et puis il fallait qu'il y ait une faille temporelle. Dans cet enfant, il y a un peu de moi, un peu de tout ce militantisme de gauche des Africains dans les années 60. En choisissant la voix de ce gamin, je voulais aussi sortir de la couleur. Parce que le colon a tendance à regarder à travers ce prisme Noirs / Blancs. Or le socialisme, les idées marxistes-léninistes, ces idées qui prônent une meilleure répartition des richesses, s'en foutent que tu sois noir ou blanc. Dès que tu parles des idées, tu sors de la couleur.
L'autre chose qui sort de la couleur, c'est le métissage. Ce petit blanc qui est noir quand il est en Hollande, et blanc quand il est en Côte d'Ivoire, qui a une grand-mère plus noire que lui, alors que c'est elle qui est vraiment la fille du blanc, elle qui est la vraie métisse. Là, on sort du truc de la couleur, on ne peut plus en faire une vérité absolue. Pour moi, s'il y a un message dans ce livre, c'est ça : il faut sortir de la couleur !

Et la langue de ce livre, d’où sort-elle ?
Une fois que j'avais trouvé mes personnages et mon village, il fallait que je sorte de la perspective historique pour trouver la langue des gens. Pas facile pour le colon. Pour ça, j'ai arrêté de lire des gros livres d'histoire, et j'ai lu des lettres. J'ai lu ce que les gens s'écrivaient au XIXe siècle. C'est un très bon indicateur. Pour le gamin aussi c'était le plus compliqué. Je suis parti de mon petit frère qui est allé en France dans les années 70's. Quand il est rentré, on ne le comprenait plus. Il parlait français. Nous aussi on parlait français mais pas le même français. Parce que lui il décomposait les mots. Il était entre la signification et le son. Il était entre les deux. Je me suis dit voilà, c'est peut-être dans cette langue qu'il faut chercher. Et j'ai joué avec ça. Je me suis dit que ça allait marcher parce que tout le monde a déjà déformé les mots, et fabriqué un langage d'enfant. Mais c'était très compliqué. Il ne fallait pas pousser le truc trop loin, parce que la ligne entre le "énorme" et le "too much" est ténue.
Voilà, à partir de toute cette matière, j'ai inventé ma langue. C'est comme ça que tu fabriques ta musique en fait. C'est très important. Pour moi la littérature n'a pas de sens si elle n'est pas portée par une langue.

Ce sont les mots aussi qui construisent les personnages ?
Oui, les mots construisent les personnages. On ne réfléchit qu'avec les mots qu'on a. Personne ne peut s'inventer une vie avec des mots qu'il n'a pas. On réfléchit ou on ne fait réfléchir qu'avec les mots que l'on a. Selon qu'on a des mots comme ci, on réfléchit comme ci, selon qu'on a des mots comme ça, on réfléchit comme ça. C'est pour ça que c'est important la manière dont on parle aux enfants, et à la télé aussi.
Cet enfant-là, il ne connait que ça. Il a un attirail. Il pense en hollandais, il doit parler français mais le français c'est pas vraiment le bon français, c'est celui de son papa, et il y a aussi le vocabulaire révolutionnaire. Confidence : j'ai un bouquin, une biographie de Kim Il-sung, terrible par le langage, terrible mais incroyable. Kim Il-sung dans ce bouquin, c'est Superman ! Là c'est le PUR langage communiste. Vraiment incroyable ! C'est traduit en français par des profs Nord-coréens, y a pas une faute de goût, pas une faute de style. Et là tu regardes ça et tu te dis, quand même, quel  langage ! C'est dommage que tout ça se perde.
Moi je suis vraiment un rouge. Je ne suis pas un demi. J'y crois à vraiment à ce truc. J'ai choisi la voix de l'enfant pour que le discours hyper dur de ces gens retrouve l'innocence. J'avais envie de parler de la Commune, de toutes ces belles utopies, qui n'ont pas été que des utopies d'ailleurs, qui ont été aussi des vrais instants de vie pour plein de gens. Voilà, je voulais porter ces belles idées et pour moi elles ne pouvaient sortir que de la bouche d'un enfant.
Je voulais montrer aussi que la langue est un métissage, que la langue voyage, que la langue est tenue par des hommes, et qu'on finit toujours par se comprendre et par se mélanger.

Et l'humour ?
L'humour introduit toujours de l'intelligence. Et ce qu'on a tous par défaut, c'est l'intelligence. Sauf accident génétique. Donc je m'adresse toujours à l'intelligence du lecteur. Et ça marche bien. C'est ça l'intention du livre. Il ne faut pas prendre les gens par la main. Il faut leur donner deux trois outils et ils fabriquent des choses incroyables. J'ai compris ça avec "Debout payé". Je me suis dit, on a de la marge dans le style. Il ne faut pas prendre les lecteurs pour des couillons. Ce n'est pas parce que le lecteur ne connait pas telle ou telle chose, qu'il ne la comprend pas.

Un conseil de lecture ?
"La vie devant soi", de Romain Gary. En fait je rêve d'être Roman Gary. En cachette.  J'ai découvert que la littérature était un truc incroyable en lisant "Voyage au bout de la nuit", de Celine, et ensuite "Le soleil des indépendances", de Kourouma. Je me suis dit, les gars ils sont forts. Les gars ils sont bons. Ensuite j'ai grandi, et j'ai découvert "Les racines du Ciel", et "La promesse de l'aube", et puis "La vie devant soi", de Romain Gary / Emile Ajar. Et là, je me suis dit, c'est ça le truc ! Le gars, chaque fois il a une langue, une idée politique, et il y a un vrai panache de l'intelligence. Il rend chaque lecteur intelligent. Quand j'ai appris qu'il avait réussi à avoir deux fois le Goncourt en bernant tout le monde, je me suis dit en plus, c'est un facétieux.

Pourquoi vous écrivez ?
Pour partager. Je n'écris pas pour donner des leçons. Je ne suis pas plus intelligent que le lecteur. S'il me lit, c'est parce qu'il a les moyens. Je veux donner, être généreux. La beauté du geste et l'engagement aussi. Pour moi Gary, il a tout ça. Il était obsédé par la beauté de sa phrase, par le son aussi. Moi j'essaie. Lui, c'est un champion ! Parfois sur des courts textes, je me dis 'Oh là, ça sonne bien là'. C'est comme la musique, quand on répète jusqu'à ce que ça sonne bien. Avant tu souffres, tu transpires. Et à un moment, tu te dis, 'là ça sonne bien. Bouge pas. Bouge pas'.

Le Goncourt ?
Oh là là ! Bon, la toute première liste alors, juste pour le plaisir d'annoncer ça à mon grand-père !

 
"Camarade Papa", de Gauz
(Le Nouvel Attila - 251 pages - 19 Euros)

Extrait 

"Des jours, des semaines, je ne sais quand Maman est partie. Je prends un livre sur son bureau. Camarade Papa éteint, pressé de sortir. Il ne dit rien. Il ne dit jamais rien. Sauf pour la lutte émancipatrice des masses laborieuses. On descend dans les escaliers en cage. On habite Sintannenstraat : rue Sainte-Anna, la maman de Marie. Devant la bouche de l'immeuble, les messieurs de la bande à Marie-Anna. Ce sont des suppositoires du grand capital. La police, forces rétrogrades aux ordres de la bourgeoisie, ne fait rien parce que le quartier est populaire. Warmoesstraat, on prend à droite. La rue de l'école. La rue des vendeuses de bisous aussi. Pendant que nous apprenons l'histoire, elles font le plus vieux travail du monde dans le plus vieux quartier de la ville.
Je suis né là. Je connais toutes les vitrines à bisous et elles me connaissent toutes. Lors des sorties de la classe populaire, je bonjoure toute la rue. Marko-le-jaloux me chuchote "Klootzak!" Réaction : tirage automatique de cheveux et lutte de classe. On finit en lacets par terre. Les autres enfants de la classe populaire crient et rient, les maîtresses se follent, Yolanda sort trapper, Marko au-dessus de moi. La lutte de classe se fait toujours devant la vitrine de Yolanda. Marko se trompe : Maman ne vend pas des bisous. Maman est seulement une putain de socialiste, dit Camarade Papa.

"Camarade Papa", page 17


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