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"Instantanés d'Ambre", le dernier roman de Yôko Ogawa, comme un rêve

"Instantanés d'Ambre" (Actes Sud) est le dernier roman de l'auteure japonaise Yôko Ogawa, un récit onirique qui met en scène dans un huis-clos la toute-puissance d'une mère troublée par la mort d'un de ces enfants. Un très beau livre d'une figure majeure de la littérature japonaise contemporaine.
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5min
La romancière japonaise Yôko Ogawa (avril 2018)
 (Ulf Andersen / Aurimages / Ulf Andersen / Aurimages)
L'histoire : trois enfants sont enfermés dans une maison par leur mère. Elle leur a demandé de changer leurs prénoms. Ils ont choisi des noms de pierre, ou de fossile. Opale pour l'aînée, Ambre pour le second, Agate pour le benjamin. Sur une idée de leur mère, ils ont pioché ces noms dans l'encyclopédie illustrée des sciences pour enfants autrefois expédiée par leur père. Le père est loin, on l'aura compris. La mère est folle, on finira pas le comprendre.

Séquestration

Les enfants ont des consignes : oublier leur nom d'avant, oublier le temps, parler bas, ne jamais franchir le mur de briques qui sépare le jardin de la maison du monde extérieur. Un chien maléfique menace. La petite dernière est morte à cause de lui. Il faut s'en protéger. La mère a cousu pour eux des costumes d'elfes. Quand l'histoire commence, les enfants ont entre cinq et onze ans. Plus tard, ils seront à l'étroit dans leurs vêtements. Personne ne peut empêcher un enfant de grandir, pas même l'amour fou d'une mère.

Dans la vaste maison où ils vivent reclus, ils ne s'ennuient jamais. La mère a punaisé au mur le programme quotidien : étude (dans les encyclopédies, avec le professeur Signal, logé dans l'oreille d'Agate, bains de soleil et chant choral. Il y a aussi les jeux que les enfants s'inventent, les histoires que racontent l'aînée aux cadets, et les séjours réguliers dans le jardin d'un âne, puis plus tard de Joe, le colporteur à la sacoche sans fond remplie de trésors à vendre. Avec lui c'est le monde qui entre dans la maison et c'est pourquoi ses visites doivent rester un secret. La mère ne doit pas apprendre son existence.

Flipbook

Il y a aussi les séances d'Ambre, capable de redonner vie à la benjamine disparue. Son œil gauche a petit à petit pris la couleur de l'ambre, et sa vision du monde avec cet œil disparaît peu à peu, laissant place à une vision intérieure qui lui permet de voir la benjamine. Il la dessine sur les pages de l'encyclopédie des sciences pour enfants, et la fillette prend vie quand il feuillette l'encyclopédie au rythme d'un clignement de cils. Quand il réussit à mettre au point son précédé, il convoque toute la famille pour partager la présence retrouvée de la benjamine.

Ces séances prennent plus tard le nom d'exposition d'"instantanés d'Ambre". Le temps a passé. Ambre s'appelle désormais M. Amber. On le retrouve par la voix de la narratrice, une pianiste pensionnaire comme lui d'une sorte de résidence avec chambres numérotées et pavillons nommés par les lettres de l'alphabet. Une maison pour les fous ? Un dispensaire ? Un refuge ? Le livre ne le dit pas, comme de nombreuses autres informations, celle-ci est laissée à l'imagination du lecteur.

La littérature comme agent révélateur du réel

Le dernier roman de Yôko Ogawa est une allégorie, la métaphore d'une tragédie, un livre pour dire la capacité des enfants à échapper à l'enfer. En voulant les protéger d'un danger hypothétique, la mère abusive séquestre ses enfants, les prive du monde et d'une vie "normale" au milieu de leurs pairs. Tout en répondant à sa folle injonction, les enfants interdits de grandir trouvent des chemins pour échapper à la toute-puissance maternelle. Les enfants continuent pourtant à aimer leur mère, lui inventant des mondes pour la réparer, pour combler "la cavité" laissée par la mort de leur petite sœur.

Comme Opale, Yôko Ogawa excelle dans l'art de "raconter des histoires à partir de choses que personne ne remarque". Le dispositif de résurrection de la benjamine est à l'image du travail de l'écrivain : faire surgir des images, les mettre en mouvement dans un tempo juste, capable de donner vie au récit.

Les livres de Yôko Ogawa sont des rêves qui agissent comme des agents révélateurs du monde. Le lecteur doit accepter d'y entrer, laisser son esprit glisser sur les phrases énigmatiques, sur les silences, sur les éclats de lumières trop vifs, et mettre en réserve les questions qui ne manquent pas de trouver des réponses au fil du récit, ou mieux : au réveil. Lire un roman de cette grande romancière japonaise est toujours un merveilleux voyage. Ce dernier ne fait pas exception.

"Instantanés d'ambre" Yôgo Ogawa, traduit du japonais par Rose-Marie Makino-Fayolle.
(Actes Sud - 304 pages - 22,50€)

Extrait :

Les étoiles et le temps, Les animaux marins, Les insectes, Les végétaux, La chaleur et l'énergie, Les corps gazeux, liquides et solides, Le corps humain… Les pages se succédaient, classées par couleurs en différentes rubriques. Au point que ses yeux papillonnaient en essayant de détailler les fines couches de couleurs superposées sur la tranche du volume.
Il se dit que lui aussi devait absolument ouvrir cette encyclopédie à la page des minéraux. Il n'aurait pu supporter de perdre Opale et Agate en allant s'égarer dans l'espace ou les fonds marins. Il aurait même accepté la cervelle de cheval pourvu qu'ils fussent ensemble tous les trois, sinon il risquait de devenir une proie idéale pour le chien maléfique. Il baissa la tête afin que leur mère ne s'aperçût pas de ce qu'il entrouvrait légèrement les yeux dans le but d'ouvrir le volume à la page qu'il avait visée entre les cils.
- Ambre, lui dit leur mère sans lui laisser le temps de vérifier.
Ouvrant de grands yeux, il se rendit compte qu'il s'agissait de la rubrique des fossiles qui précédait celle des minéraux et se dit Zut ! Mais c'était déjà trop tard."

"Instantanés d'Ambre", Yôko Ogawa (page 11)

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