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"Histoire de la violence" : Edouard Louis n'en a pas fini avec Eddy Bellegueule

Après avoir raconté son enfance en Picardie dans son premier roman "En finir avec Eddy Bellegueule" (Seuil 2014), Edouard Louis publie "Histoire de la violence" (Seuil), également autobiographique, où il raconte une nuit de Noël où il a été victime d'une tentative de meurtre. Ce deuxième roman confirme la naissance d'un auteur.
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6min
Edouard Louis publie "Histoire de la violence" (Seuil)
 (John Foley)
L'histoire : Edouard rentre chez lui un 24 décembre après avoir passé le réveillon de Noël avec ses amis. Il laisse son Vélib' un peu plus loin que d'habitude, "pour marcher et éliminer une partie de l'alcool" bu avec Didier et Geoffroy. Mais il n'est pas saoul. La place de la République est en travaux, il marche dans la boue "grise austère et grumeleuse" (la boue des villes, pas la boue marron de la campagne de son enfance), sous les grues "immenses et squelettiques", quand tout à coup il entend un bruit derrière lui. L'homme qui court pour le rattraper s'appelle Reda. Il sourit, engage la conversation. "Tu fais pas Noël ?" Edouard ne répond pas au sourire, ne répond pas à la question. Et pourtant, il sait qu'il ne résistera pas. "J'ai dit à Clara que j'avais aimé le bruit de sa respiration, que j'avais eu envie de prendre son souffle entre mes doigts et de l'étaler sur mon visage". Clara c'est sa sœur. Celle qui est restée dans le Nord où il a grandi. Celle qu'il a reléguée, comme tout ce qui le ramène à son enfance. Mais là il est revenu et il lui raconte toute l'histoire, un an après qu'elle a eu lieu. Les faits se résument en trois phrases : Reda est monté chez Edouard. La nuit a commencé en douceur, puis mal tourné. Reda a essayé d'étrangler Edouard, l'a violé. "Tentative d'homicide" ça s'appelle. Edouard a survécu.

Edouard Louis : un style

Pour relater cette nuit du 24 décembre, Edouard Louis multiplie les récits, découpe en morceaux le temps, les lieux, les voix. Comme si faire peser sur lui-même la charge du récit était trop lourd, ou incomplet. Comme si, pour dire la vérité de cette indicible nuit, il fallait filtrer, décomposer, puis recomposer.

Voilà comment il s'y prend : un an après les faits il a rendu visite à sa sœur Clara, lui a tout raconté. Un peu plus tard, derrière une porte, il entend sa sœur restituer l'histoire avec son langage à elle, ses impressions, ses commentaires. C'est le récit de ce récit qui sert de colonne vertébrale au roman. S'y ajoutent les commentaires d'Edouard Louis (entre parenthèses et en italique), le récit direct d'Edouard, (il reprend régulièrement la main), et aussi le récit de son récit aux différents protagonistes : les policiers, les médecins, une infirmière, les amis, les inconnus…

Une narration complexe (mais limpide), qui fixe une distance, et qui confirme un style. Déjà dans "En finir avec Eddy Bellegueule", Edouard Louis avait juxtaposé à son récit la parole des autres, leur langage, leurs mots. Le romancier revient ici encore une fois sur son enfance, cette fois par le regard de sa sœur sur lui-même, cet être qui s'est extrait de ses origines, qui a "parcouru tout ce chemin" pour s'éloigner des jeunes du village avec qui il traînait à l'arrêt de bus, ses tentatives pour ressembler à ceux qu'il côtoie dans sa nouvelle vie, ses reniements, son mépris… Un dispositif narratif qui peut aussi se lire comme une conversation de l'auteur avec lui-même, introduisant une dose d'autocritique, d'autodérision ( et du coup de drôlerie) qui remet, après "En finir avec Eddy Bellegeule", chacun à sa place.

La violence de l'enfermement

On pourrait objecter son insistance à vouloir "raconter sa vie", et pourtant, "Histoire de la violence" est bien moins impudique que d'autres romans de ses contemporains se revendiquant d'une pure fiction. Edouard Louis transfigure le réel, pose une distance, son écriture comme digestion magistrale des univers qui le constituent. C'est vif, intelligent, intéressant; ça ne met pas le lecteur dans une posture inconfortable de voyeur, c'est une réflexion sur la violence sous toutes ses formes, concentrée ici sur un événement critique, le viol, la tentative d'homicide, mais bien plus largement sur la violence sociale, familiale, la violence du langage, la violence qui oblige un être à agir contre sa volonté, qui lui vole sa liberté parce qu'il devrait se plier à des codes, penser comme on a lui toujours dit qu'il fallait penser, agir selon des modèles. Bref, une "violence de l'enfermement".

La violence, donc, et le mensonge comme arme pour s'en défendre : "résister à une vérité qui essaie de s'imposer à moi, à mes tissus, à mes organes, en fait une vérité déjà établie en moi, parfois depuis longtemps, mais qui avait été établie en moi, parfois depuis longtemps, mais qui avait été établie par les autres, de l'extérieur, une vérité extérieure". Et c'est le récit (mensonge ou pas) qui s'annonce comme une issue : "Je cherche à construire une mémoire qui me permettrait de défaire le passé, qui d'un même geste l'amplifierait et le détruirait, par laquelle plus je me souviens et plus je me dissous dans les images qu'il me reste, moins j'en suis le centre". Dire et redire jusqu'à gagner le droit au silence.

Héritier d'Annie Ernaux

Ce que l'on pressent en lisant "Histoire de la violence", c'est qu'Edouard Louis n'en a pas fini avec Eddy Bellegueule, que comme pour Annie Ernaux, sa littérature est indissociable de son histoire, qu'elle en est et en sera sans doute à jamais imprégnée, qu'elle en constitue en quelque sorte l'ADN. C'est la terre où il a grandi, aride, hostile (pour lui, parce qu'il était différent et donc inadaptable au modèle imposé par cette société), c'est ce terreau, et son échappée, qui donnent à Edouard Louis sa singularité. Edouard Louis ne répète pas ce que les livres lui ont appris. Edouard Louis ne refait les gestes que son monde lui a montrés. Il s'est échappé de sa condition, mais n'en a pas adopté une autre (même s'il essaie : changement de nom, de langage, d'habitudes vestimentaires, déménagement, études, amis intellectuels). Il est à la fois là, et ailleurs. Edouard Louis est lui-même, brutalement, comme obligé, et c'est ce qui lui donne ce regard unique, une voix qui fait de lui un écrivain.
 
Histoire de la violence Edouard Louis (Seuil – 229 pages - 18 euros)

Extrait

Et il y a autre chose. Ce n’est pas seulement parce que fatalement vous vous disputez cinq minutes après ton arrivée que tu ne viens plus, j’ai pensé en arrivant, quand j’étais dans sa voiture, quand je chantais pour ne pas parler, ce n’est pas seulement parce que tout, dans ses manières, dans ses habitudes, que tout dans ses façons de penser t’agresse et t’exaspère. C’est aussi que tu n’arrives plus à la voir depuis que tu as compris la facilité et l’indifférence avec lesquelles tu la négliges, souvent durement parce que tu espères qu’elle t’assistera dans l’effort d’abandon. Maintenant elle sait. Elle sait de quelle froideur tu es capable et tu as honte. Même s’il n’y a pas de raison d’avoir honte, tu as droit à l’abandon, mais tu as honte. Tu sais que lui rendre visite te force à te confronter à ta cruauté, à ce que la honte te fait appeler ta cruauté. Tu sais qu’être avec Clara te force à voir ce que tu ne veux pas voir de toi et que pour ça, tu lui en veux. Tu ne peux pas t’empêcher de lui en vouloir.
Depuis la dernière visite je ne lui ai envoyé que quelques SMS ou quelques cartes postales formelles choisies au hasard par vague sentiment d’obligation familiale et qu’elle a aimantées à son frigo, chaque fois griffonnées rapidement sur un banc public ou sur un coin de table dans un café, « Baisers de Barcelone, À bientôt, Édouard » ou « Pensées de Rome, temps superbe », peut-être moins, en fait, pour maintenir un lien ténu entre elle et moi, comme je me le fais croire, comme j’aimerais le croire, que pour lui rappeler la distance qui nous sépare et lui faire savoir que désormais je suis loin d’elle.
Son mari est de retour du travail. De là où je suis, je peux voir ses pieds, à lui. Clara et lui sont dans le salon, je suis dans la pièce voisine. La porte est entrebâillée de quatre ou cinq centimètres, je l’écoute sans qu’ils puissent me voir, caché et dressé, raidi derrière la porte. Je ne peux pas les voir, seulement les entendre, je ne distingue que ses pieds à lui mais je devine qu’elle est assise sur la chaise, en face. Il l’écoute sans bouger et elle parle. 
« Il m’a dit comme ça qu’il connaissait presque rien de lui, sauf son prénom : Reda. »

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