Flaubert, Rimbaud, Verlaine, Kipling, Hemingway, Radiguet : cinq romans pour se plonger avec délice dans la vie d'écrivains célèbres
Une belle brassée de romans de cette rentrée d'hiver 2020, qui se penchent sur les écrivains célèbres dans des biographies romancées.
La rentrée d'hiver a été marquée, pour ne pas dire écrasée, par la publication du roman de Vanessa Springora, Le Consentement (Flammarion), qui fait le récit de sa relation destructrice avec un écrivain, Gabriel Matzneff. "Les écrivains sont des gens qui ne gagnent pas toujours à être connus. On aurait tort de croire qu'ils sont comme tout le monde. Ils sont pires. Ce sont des vampires", écrit l'éditrice dans son livre. Hemingway, Flaubert, Rimbaud et Verlaine, Radiguet ou encore Kipling… D'autres romanciers, moins polémiques mais non moins fameux, sont au cœur de plusieurs romans de cette rentrée d'hiver.
"Le secret Hemingway", de Brigitte Kernel
(Flammarion – 336 pages – 19 €)
C'est à travers l'histoire de Gregory Hemingway, fils cadet d'Ernest Hemingway, que l'on approche le grand écrivain américain. Une histoire peu connue, racontée par Brigitte Kernel, qui a fait de la vie des écrivains une spécialité. Elle avait déjà donné une biographie décalée d'Agatha Christie à travers un épisode mystérieux de sa vie dans Agatha Christie, le chapitre disparu (Flammarion 2016), un autre sur Françoise Sagan à Key West en compagnie de Carson McCullers et Tenessee Williams dans Jours brûlants à Key West (Flammarion, 2018). La romancière s'attache ici à Gregory Hemingway, alias "Gloria", personnage bouleversant, qui s'est toujours sentie fille dans un corps de garçon. L'ambiguïté des parents, qui habillent leur fils comme une fille (attendue après un premier fils) jusqu'à ses sept ans, et leur acharnement, ensuite, à vouloir en "faire un homme".
Le garçon devient un enjeu des disputes parentales, le couple se renvoyant mutuellement la responsabilité de la situation. A travers le récit à la première personne de cette vie chaotique, la romancière dresse un portrait en creux du père de Gregory, et de l'écrivain Hemingway. "Sous la carapace rugueuse de mon père, son caractère d'ours, une subtile délicatesse", confie son fils, qui décrit un père rêveur, acharné de l'écriture qu'il pratique en position debout "c'est physique, l'écriture !". "La vie, il faut la digérer puis créer ses personnages", disait Ernest Hemingway. Avec Gregory, la vie avait placé sur la route du grand écrivain un extraordinaire personnage qu'il n'a jamais pu digérer, mais dont Brigitte Kernel s'empare avec talent pour en faire un des romans forts de cette rentrée d'hiver.
Extrait :
"Je l'observe. Je crois qu'il s'en veut d'avoir autant désiré un bébé qui serait une poupée rieuse vêtue de rose, d'avoir osé dire à son épouse, ma mère : "Je t'en prie, fais-moi une fille, pas un garçon s'il te plaît, je serais tellement déçu." Il m'abandonne du regard. Reprend son travail. C'est reparti, l'écrivain survit à tout. Courbé sur sa machine, doigts en transe sur les touches, dos vouté, à peine vêtu, son ventre lourd appuyé sur le rebord de sa table haute, Ernie tape sur le clavier de l'Underswood, vite, de plus en plus vite, un forçat dans la pénombre, et force en couleurs les décors de son livre, fait plier la fiction pour atteindre le vrai, il tient à courte bride son texte mais voudrait laisser son inspiration partir au galop pour m'oublier. Oublier ce fils marginal et dégénéré qu'il aime pourtant par-dessus tout, car il lui ressemble en fait, "ma part d'ombre" a-t-il un jour écrit." (Le secret Hemingway, page 238)
"Un automne de Flaubert", d'Alexandre Postel
(Gallimard – 135 pages – 15€)
1875, un automne à Concarneau, où l'on découvre un Gustave Flaubert quinquagénaire dépressif accablé de dettes et de chagrin. Il se réfugie dans les sciences, en compagnie de Georges Pouchet, un ami chercheur qui dirige la station de biologie marine de la ville. Flaubert partage avec lui ses découvertes, et aussi des gueuletons et des bains de mer.
L'air vivifiant de la Bretagne et "le calme des travaux scientifiques" auront-ils raison de sa mélancolie ? C'est ce que nous raconte ce court roman, drôle et imaginatif, qui nous présente Flaubert sous un jour inattendu.
Extrait :
"Le voilà nu dans sa chambre à coucher du Croisset. C'est l'été. Le jour se lève. Par la fenêtre ouverte, on entend tomber la pluie. L'armoire à glace lui présente le reflet de sa nudité. Son œil morne, sa moustache tombante, son teint congestionné et l'affaissement des chairs lui donnent l'air tout à la fois d'un vieux cabotin et d'un vieux boucher, autrement dit d'un homme usé par un travail répétitif auquel il ne croit guère. Empiler les rôles, abattre les bêtes, enfiler les phrases, c'est tout un ; c'est, sous des masques différents, le même rêve déçu de l'incarnation, du Verbe fait chair, de la chair imprégnée du Verbe. Au bout du compte, que reste-t-il ? Un tas de viande, un tas de phrases, un cabotin qui ne sait incarner que lui-même. Il est temps que le rideau tombe. La tête lui tourne : il se rassoit sur le bord du lit. Son sexe est mou comme un navet bouilli." (Un automne avec Flaubert, Page 31)
"Brillant comme une larme", de Jessica L. Nelson
(Albin Michel - 312 pages - 19,90 €)
Le quatrième roman de Jessica L. Nelson est consacré à une biographie romancée du fulgurant écrivain Raymond Radiguet, auteur de poésie et de seulement deux romans, Le diable au corps et Le bal du comte d'Orgel, publiés au cours de sa courte vie. Il n'aura pas le temps d'en écrire d'autres, emporté à l'âge de vingt ans. La romancière embarque le lecteur dans le tourbillon des années folles, en compagnie d'un personnage hautement romanesque, amant fougueux d'à peine 15 ans d'une Alice de 10 ans son aînée, qui lui inspire le personnage de Marthe dans Le Diable au corps. Radiguet rencontre le poète André Salmon, qui lui présente Jean Cocteau.
Fou de lui, Cocteau le prend sous son aile, l'encourage à écrire, l'aide à publier ses poèmes dans des revues. Radiguet séduit les femmes, de préférence mariées, dans son cercle d'amis. Obsédé par le désir de passer à la postérité, il vit sa vie à cent à l'heure, boit beaucoup, côtoie Picasso, Max Jacob, Aragon, le couturier Paul Poiret, fait des échappées au bord de la Méditerranée en compagnie son fidèle mentor, Cocteau. Ce roman, construit comme un journal, débute en avril 1917 et s'achève en décembre 1923, à la mort de cette étoile filante, emporté par la mort à peine devenu adulte.
Extrait :
"Comment un gamin de dix-sept ans peut-il déjà connaître tant de monde ? Avoir autant d'amis et de détracteurs ? Il fallait que Picasso le rencontre, à son tour. "Non, Raymond Radiguet n'est pas exactement ce petit personnage qu'on lui a dépeint. Il n'est ni chétif, ni joufflu. Si sa carcasse est loin d'être athlétique, elle n'est pas phtisique pour autant. Difficile de lui donne un âge, de juger s'il a opté pour un mode de vie de moine ou de noceur. Est-il robuste ou fatigué ? Sa vérité intérieure et physique est ailleurs. Ses traits sont anguleux mais pleins. Sa plénitude n'a rien de rassurant, d'autant qu'elle se métamorphose selon l'angle et la lumière qui l'éclaire. La physionomie de Raymond est … inquiétante." (Brillant comme une larme, page 230).
"Tu seras un homme, mon fils", de Pierre Assouline
(Gallimard – 292 pages – 20€)
Dans le dernier roman de Pierre Assouline, c'est Rudyard Kipling que l'on cotoie, par l'intermédiaire de Louis Lambert, un professeur de lettres au lycée Janson de Sailly. A la veille de la première guerre mondiale, le jeune professeur, en villégiature avec sa grand-mère à Vernet-les-Bains, rencontre par hasard l'écrivain anglais. Il ose engager avec lui la conversation car il rêve de traduire l'un de ses poèmes, "If…" (1910), un texte dont il se sent "très proche", connu en France sous le titre de "Tu seras un homme, mon fils", en fait le dernier vers du poème. Une amitié se noue entre l'excentrique écrivain et le jeune professeur. On découvre d'autres facettes de cet écrivain connu en France surtout pour son œuvre destinée à la jeunesse, Le livre de la jungle (1894), moins pour ses excès de langage, son extrémisme, et le reste de ses œuvres, notamment ses nouvelles. Le roman de Pierre Assouline questionne la relation père/fils en évoquant le désespoir et la culpabilité de Kipling après la perte de deux enfants. La mort de sa fille Joséphine, d'abord, à l'âge de 6 ans, qui l'a "dévasté", puis celle de son fils John, à la guerre en 1915, que l'écrivain a plus ou moins forcé à s'enrôler alors qu'il avait été réformé. Kipling ne s'est jamais remis de la mort de ce fils, cherchant jusqu'à sa mort la dépouille de son corps disparu. Cette relation paternelle est aussi le sujet du poème "If…", une adresse d'un père à un fils lui indiquant un chemin de vie.
Pierre Assouline met en scène Kipling en respectant scrupuleusement la véracité de ses propos, en s'appuyant sur ses correspondances. Il s'est pour cela plongé dans une somme monumentale d'écrits, lettres, correspondances, journaux, essais, biographies… qu'il liste en fin de roman. Une obsession documentaire qu'il distille habilement dans un récit romanesque, soutenu par le personnage de Lambert, totalement fictif pour le coup, qui figure l'admiration qu'Assouline voue à l'écrivain et poète anglais. Il lui avait d'ailleurs déjà consacré des pages dans un recueil de nouvelles publiées en 2006, Rosebud, dans lequel il racontait le désespoir de Kipling après la mort de son fils. Ce roman permet de découvrir des aspects peu connus de la personnalité de Kipling, et propose une approche singulière de son œuvre, à travers des questionnements sur la traduction de son poème le plus célèbre.
Extrait :
"Ma rencontre avec ce poème n'avait pu se produire que parce que j'avais une affinité de problèmes avec lui. On dit que ce qui est pur surgissement est condamné à rester énigmatique mais je ne pouvais m'y résigner. Rien ni personne ne m'aurait fait renoncer. Encore fallait-il que le poète m'accorde son appui et, outre son autorisation, qu'il m'aide à vaincre les régionalismes, les néologismes, les archaïsmes, les citations cryptées, les emprunts aux langues qui émaillaient la sienne jusqu'à lui conférer une complexité vertigineuse. Ce flot d'énergie irriguait ses poèmes. Ce n'était pas qu'une question de mots mais d'oreille fine, la seule apte à me faire entendre la musique latente de Kipling, sa sonorité intérieure métamorphosée en style littéraire ; je rêvais de la musique en dessous, de l'air sous les paroles – tant le poète est, pour les Anglais, le chateur de la tribu ; parfois, lorsque je marchais sur le chemin du lycée, je me surprenais à fredonner "If…". J'en étais là, et plus j'avançais, plus je me demandais dans quelle folie je m'étais lancé." (Tu seras un homme, mon fils, page 69)
"Azur noir", d'Alain Blottière
(Gallimard – 160 pages – 16 €)
Le romancier Alain Blottière plonge le lecteur dans les amours de Verlaine et Rimbaud par imprégnation. Léo, jeune lycéen passe son été dans l'appartement où il vient d'emménager avec sa mère au 14 rue Nicolet, l'immeuble qui abrita les amours tumultueuses des deux poètes. Léo perd mystérieusement et par intermittence la vue, pris lui dira le médecin, de "cécité hystérique". Le jeune homme s'enferme alors chez lui et se met à imaginer dans les entrelacs de cet été caniculaire la vie des deux poètes. S'il voit mal la réalité qui l'entoure, il visualise en revanche avec précision la vie de Verlaine et Rimbaud dans le Paris du XIXe siècle. Verlaine incapable, tant il craint d'en tomber amoureux, d'accueillir à la gare de l'Est Rimbaud, débarqué de sa province : "teint rose de jeune paysan vivant en plein air", "cheveux châtains ébouriffés, ses yeux d'azur, sans aucun bagage, vêtu pour la ville exactement comme sur les photos d'une veste fripée et d'un gilet délavé, d'une chemise grise, et d'une cravate à pans froissés". Léo imagine aussi Verlaine présentant fièrement son protégé dans les dîners enfumés du cercle de poètes les "Vilains Bonshommes" et voit s'aimer les deux hommes dans la lingerie de la maison, dans la lingerie de la maison où Verlaine avait installé un lit pour Rimbaud…
Léo se sent "proche, frère du poète", s'essayant lui-même aux "pieds et aux rimes", puis aux "vers libres et aux poèmes en prose". Comme Rimbaud il se perd dans le corps des femmes, et comme lui s'offre aux désirs d'un aîné, son professeur. Alain Blottière tisse une filiation à la fois spatiale et temporelle entre hier et aujourd'hui, invitant le lecteur dans le sillage de cet adolescent et par imprégnation des lieux, à vivre en compagnie des poètes, à appréhender leur histoire et leur vie, dans ce qu'elle a de plus prosaïque, mais aussi dans un rapport poétique au monde. Une belle balade.
Extrait :
"Léo répondit à la curiosité du vieillard. Il lui raconta qu'il passait des heures à lire et à scruter tous les documents qu'on pouvait trouver, qu'il apprenait Rimbaud par cœur et même qu'il lui arrivait de les voir, ici, dans cette maison, ou dans les rue du quartier et d'ailleurs. "C'est à dire que je ferme les yeux, et que je les vois, à partir d'une vieille photo, d'un récit, je les vois… je ne sais pas pourquoi, c'est peut-être que je deviens aveugle."" (Azur Noir, page 104)
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