Festival Hors Limites : des collégiens de Seine-Saint-Denis font leur émission littéraire
Montreuil, bibliothèque Robert Desnos, dans un silence qui s'impose au lieu, claque un tonitruant "Action !". Autour du clap, deux classes de 3e des collèges Jean Moulin et Jean Jaurès de Montreuil, les uns derrière les caméras, les autres dans le public, d'autres sous les projecteurs. Aujourd'hui c'est le grand jour, ils se sont préparés pendant des mois pour ça : l'enregistrement de cette "émission" autour de la question du racisme, un épisode du documentaire "Et moi qu'est-ce que j'en pense ?". Sur leur plateau, de vrais invités : Amandine Gay, comédienne, afro-féministe, sociologue et réalisatrice. Elle a réalisé "Ouvrir la voix", un documentaire long-métrage qui donne la parole à 24 femmes afro-descendantes.
Un festival pour sortir des cadres
Leur plateau, qui réunit des artistes de divers horizons, disciplines, est à l'image du festival littéraire Hors Limites, organisé depuis dix ans par l'Association des Bibliothèques en Seine-Saint-Denis, et qui a pour ambition de faire de la lecture un dialogue avec les auteurs et des artistes d'autres disciplines, en investissant toutes sortes de lieux, bibliothèques, mais aussi librairies, cinémas, musées, ou encore d'autres lieux moins habitués à accueillir la littérature, comme des usines, des hôpitaux, ou des cathédrales…Les élèves ont préparé des questions, visiblement particulièrement intéressés par le thème proposé. "Je suis née sous X. J'ai été adoptée, et j'ai grandi à la campagne, avec les vaches", commence Amandine Gay, répondant à une élève qui l'interpelle sur ce que la documentariste appelle le "mille-feuille identitaire". "Je suis donc d'une culture complètement blanche, mais comme vous pouvez le remarquer, je suis une femme noire, et c'est ce que perçoivent les gens de moi. Un jour j'ai passé un concours pour entrer dans une école de théâtre et j'ai présenté une scène de classique, du Racine. Le directeur m'a dit ensuite : mais pourquoi vous n'avez pas plutôt présenté quelque chose plus proche de votre culture, du slam ou autre… Donc vous voyez, on vous définit par votre couleur de peau avant tout".
"Que pensez-vous de la phrase 'On ne nait pas noir, on le devient'", interroge un autre élève. "On se définit par rapport au groupe majoritaire. Celui qui appartient au groupe majoritaire n'a pas besoin de se définir. En Afrique, on n'est pas noir, on le devient en arrivant dans les pays où le groupe majoritaire est blanc", s'amuse la comédienne. Toutes les questions sont abordées, sans tabous. "Le racisme, moi je suis tombé dedans quand j'étais petit, comme Obélix dans la potion magique", raconte Ahmed Kelouaz. "J'ai grandi dans un tout petit village de la campagne française, où dès qu'on sortait de chez soi le matin on tombait sur le premier raciste", confie-t-il.
"La boule au ventre"
"J'ai hyper mal dormi cette nuit", souffle Emmanuelle Rodriguez, professeure documentaliste du collège Jean Jaurès, qui a préparé depuis plusieurs mois les élèves avec sa collègue professeure de français Aphrodite Karavokyros. Cette dernière participe à l'expérience pour la première fois. "Pour certains élèves, la lecture c'est très compliqué. Pour préparer le projet et réfléchir au thème de réflexion proposé, le racisme, nous avons travaillé autour de trois livres, et donc cela leur a permis de lire des œuvres qu'ils n'auraient jamais lues. Et surtout, cette classe était une classe très difficile à gérer au début de l'année, et ce projet a apporté une cohésion et du calme dans la classe. Ce matin ils sont arrivés la boule au ventre, mais je vois qu'ils sont concentrés et ça marche. Je suis soulagée", confie la professeure de français."Quand on a commencé à travailler sur le thème du racisme", confie Catherine Rossignol, professeure de français du collège Jean Moulin, "ils ne voyaient pas où était le problème. C'est là que l'on réalise à quel point ils vivent en vase clos, dans la cité, où en effet ils n'ont pas à subir le racisme, dont ils auront à souffrir au moment de l'entrée dans le monde du travail", poursuit-elle. "Nous avons affaire à un public très difficile, avec des primo-arrivants, des adolescents qui ne sont pas du tout lecteurs, en réalité, j'ai une seule lectrice dans la classe, et ce projet ne va pas forcément faire des autres élèves des grands lecteurs. Mais c'est une expérience très enrichissante, d'abord pour faire un travail sur la connaissance de soi. Cette aventure nous a permis d'aborder tout un tas de sujets qui sont habituellement tabous, comme la langue d'origine par exemple, ou ce fameux mille-feuille identitaire dont parle Amandine Gay, avec les questions de transmission", dit-elle. "Et même s'ils n'ont pas vraiment lu les livres, ce projet a changé leur regard sur eux-mêmes, et leur positionnement par rapport au monde", confie la professeure.
"Ils doivent se sentir libres, dans un espace où ils ne vont pas se sentir jugés"
"C'est un vrai sport de combat", confie la journaliste Aline Pailler, qui accompagne ce projet depuis le début. "On travaille sur le corps, les tabous, la peur, le regard, le souffle. Certains au départ sont complètement mutiques. Ils sont physiquement recroquevillés, cachés sous un bonnet, une capuche, une écharpe, et le sac à dos sur le ventre comme une armure", raconte la journaliste. Elle dispose de deux fois deux heures avec les élèves pour les aider à préparer l’émission. "Je ne leur donne pas des leçons de journalisme", confie-t-elle. "J'essaie de leur donner quelques outils pour poser un regard sur la société, avoir une pensée, et oser la défendre", dit-elle. "Il faut leur offrir une sécurité dans laquelle ils vont pouvoir exprimer leur liberté. Ils doivent se sentir libres, dans un espace où ils ne vont pas se sentir jugés, et dans cette aventure, il faut que tout le monde soit un peu hors limites, les élèves, moi, les professeurs, tout le monde doit sortir un peu de son cadre habituel, sinon ça ne peut pas marcher", estime Aline Pailler."L'idée n'est pas d'en faire des stars de la télé", remarque la journaliste. Et c'est la raison pour laquelle les élèves endossent tous les rôles, passent par tous les métiers sur le plateau de tournage, tantôt derrière la caméra, tendant la perche, ou bien sous les projecteurs dans le rôle des journalistes, dans un travail qui a été très professionnellement préparé et encadré par les animateurs de l'association Cinévie.
"Ça nous instruit"
"Avant, je n'aimais pas lire et je ne lisais pas du tout", lance Ronaldo, 15 ans. "J'ai bien aimé poser des questions, et avoir des réponses, et aussi voir que les écrivains sont venus jusqu'ici pour nous rencontrer, et qu'ils s'intéressent à nous. Maintenant j'ai un peu plus envie de lire", ajoute-t-il. "J'ai toujours aimé lire", explique de son côté Manelle, élève au collège Jean Jaurès, "mais là j'ai découvert des auteurs que je ne connaissais pas, et c'était vraiment une chance de pouvoir rencontrer les auteurs en vrai, ça n'arrive pas tous les jours", ajoute-t-elle, grand sourire. Yazid, 14 ans, très à l'aise derrière le micro, est très heureux lui aussi d'avoir partagé cette expérience. "J'ai pris conscience de certaines choses, et j'ai été très touché par ce que nous a raconté Amandine Gay". Imani, 14 ans, se dit très contente de s'être frottée au monde audiovisuel et d'avoir pu rencontrer des auteurs, "ça nous instruit", conclut la collégienne."On se rend compte qu'on peut aller très loin avec eux, que l'on peut aborder des thèmes compliqués, et qu'ils sont tout à fait capables de travailler sur des textes difficiles, de Bourdieu, de Foucault… Le but n'est pas d'en faire des singes savants, mais de faire des lectures critiques des livres et du monde qui les entoure", conclut la journaliste. "Et quand je les vois, ouverts, posant les questions et capables de relancer l'invité pendant l'interview, je me dis, là , c'est gagné", sourit-elle, "Avec eux, j'ai vécu des moments extraordinaires et j'ai aussi beaucoup appris sur moi-même", conclut Aline Pailler, très émue, car cette session est sa dernière, elle a décidé de prendre sa retraite.
Clap de fin. Tout le monde respire, les élèves comme les professeurs, les bibliothécaires, les techniciens, tous ceux qui se sont donnés à fond pendant plusieurs mois pour réaliser ce travail, affichent un large sourire. "Un vrai travail de professionnels", comme dirait Amandine Gay. "Je suis très fière de mes élèves", conclut Aphrodite Karavokyros. L'émission sera projetée au cinéma le Méliès de Montreuil au mois de juin.
Festival de littérature Hors Limites en Seine-Saint-Denis
Du 29 mars au 8 avril 2019
Commentaires
Connectez-vous Ă votre compte franceinfo pour participer Ă la conversation.