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"Eva" : le portrait amoureux d'Eva Ionesco par Simon Liberati

"Eva" (Stock) est le roman d'une rencontre amoureuse, celle du romancier Simon Liberati avec Eva, fille d'Irina Ionesco, qui la fit poser, mineure, devant son objectif pour réaliser des milliers de clichés érotiques. Ce livre, mi-confessions mi-portrait, est un manifeste amoureux qui réserve de très belles pages.
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6min
Simon Liberati publie "Eva" (Stock), un livre consacré à sa femme, Eva Ionesco
 (JOEL SAGET / AFP)

Irina Ionesco avait demandé devant la justice à la maison d'édition Stock d'amputer "Eva", le dernier roman de Simon Liberati (Prix fémina en 2011 avec "Jayne Mansfield 1967"), de tous les passages portant atteinte à sa vie privée. Le juge l'a déboutée. Le livre sort donc le 19 août dans sa version intégrale. "Eva", qui s'annonçait comme un roman "people", se révèle être une belle surprise de la rentrée littéraire 2015.

L'histoire : Années 80, Simon Liberati croise Eva une première fois la nuit, dans une DS. C'est la grande époque du Palace et des Bains douches, et de la défonce sous toutes ses formes. La jeune fille n'a que 12 ans mais elle est déjà un personnage, entre Zazie et Lolita. Elle insulte le romancier. Il oublie l'incident. Plus tard, pourtant, Eva lui inspire Marina, un personnage de son premier roman ("Anthologie des apparitions", Flammarion, 2004). Plus tard encore, il la retrouve, l'aime et l'épouse.

Simon Liberati se lance alors dans l'écriture d'"Eva", seule activité littéraire qu'il se sent capable de mener en même temps que de vivre avec cette femme. Eva, celle, dit-il, qu'il attendait depuis toujours.

Résultat : un texte qui navigue entre passé et présent, entre l'Eva d'aujourd'hui et celle d'hier, entre la vie de Simon Liberati d'avant Eva, un peu paumée, et celle d'après, recentrée, l'amour comme ciment de tous ces fragments de vies fracassées.

La boîte bleue des souvenirs

Sur l'enfance, il y a ce que l'on sait déjà, qu'Eva Ionesco a raconté elle-même dans un film "Little princess" avec Isabelle Huppert dans le rôle de sa mère, ce que l'on a appris aussi au cours des procès qu'Eva a fait à sa mère. Mais il y a aussi tout ce que le romancier a pu glaner à droite et à gauche, des amis de l'époque, comme Christian Lauboutin, Edwige Gruss ou Yves Adrien… Et aussi les souvenirs qui surgissent d'une vieille "boîte à biscuits métallique de couleur bleue, galettes de Pleyben" ramenée à la campagne par le couple, et remplie de "liasses de papiers et d'images, des souvenirs de l'époque héroïque trimballés de dortoir d'orphelinat en chambre d'hôtel".

La boîte contient aussi des textes et des poèmes écrits de la main d'Eva, ainsi que deux cartes postales non envoyées… Le romancier s'empare du trésor et en extrait les souvenirs. Il questionne Eva mais n'obtient d'elle que des bribes, ou des réponses elliptiques. Il interroge alors les amis d'alors, ou consulte l'agenda de Warhol…

Peinture impressionniste

Il reconstitue mais ne rédige pas une biographie. Plutôt une peinture à la manière des impressionnistes : l'enfance et l'adolescence d'Eva, par petites touches. Le romancier peint autant le personnage que ceux qui l'entourent, et notamment sa mère, fille d'un inceste, sa folie, son acharnement à photographier sa fille dans des poses érotiques, ou à la faire tourner dans un film pornographique alors qu'elle n'est encore qu'une très jeune fille. Il raconte leur vie à Paris, et aussi les séjours à New York, ou à Saint-Tropez.

No limit / No future

Simon Liberati peint aussi le décor : les années 70 et 80, les nuits, la défonce et la permissivité concernant le rapport au corps des enfants, difficile à imaginer aujourd'hui. Bref, il dessine le contexte, sans pour autant minimiser la cruauté et la violence exercées par Irina Ionesco sur sa fille. Les abus liés aux séances photo bien sûr, mais aussi la brutalité d'une mère qui n'embrasse jamais sa fille, incapable d'aucune tendresse, qui interdit tout ce qui de près ou de loin pourrait être qualifié de "plouc", qui la fait poser pendant des heures sans même penser à lui donner à manger…

Manifeste amoureux

Simon Liberati fait aussi le portrait sans aveuglement de l'Eva d'aujourd'hui, des deux Eva (Eva et Eva) : les crises, l'obsession de son image, la chirurgie esthétique, les extravagantes séances d'essayage, les caprices, les appétits sexuels (extravagants aussi), l'égoïsme, les angoisses, l'intelligence, le courage, l'altruisme, la générosité.

Le romancier aime tout de cette femme : "Eva" est avant tout un manifeste amoureux. "J'ai su très vite qu'Eva allait me rendre heureux", dit Simon Liberati au début du roman, "c'est-à-dire m'affoler, bouleverser ma vie si complètement qu'il faudrait tout refaire autrement et dans le désarroi, seul symptôme incontestable de la vérité", ajoute-t-il. Tout est dit. "Eva" est le récit de cette révolution. Pas sûr que ce soit un roman, mais plutôt un objet littéraire entre le journal et les confessions, qui réserve de très belles et bouleversantes pages.
 

Eva, Simon Liberati (Stock – 278 pages – 19,50 euros)
En librairie le 19 août

Extrait :
Parfois quand je sors danser avec Eva, ou même seulement en soirée, quand nous ne nous enivrons pas au point de nous disputer ou de casser la vaisselle, les soirs heureux, quand la chimie de nos humeurs produit le bon précipité, j'ai la certitude qu'une seule nuit se reforme au-dessus de nos têtes, un autre ciel, unissant les redoutes terribles de 1794, la galope de la fin du Second Empire, les soirs de bouges ou de cabaret 1900, le Montparnasse de Zelda Fitzgerald, le Raspoutine de la Comtesse Tchernicheff, le Saint-Tropez de Françoise Sagan ou de Brigitte Bardot. Eva porte en elle, dans la caresse de ses cheveux blonds, toutes les attentes qui furent les miennes entre treize et dix-sept ans, l'époque même où elle se produisait enfant, sur les banquettes de la Coupole ou de Saint-Germain à moins de trois cents mètres de ma chambre. Elle a connu ce que j'ai rêvé et ne l'a renié qu'en apparence. Il suffit qu'une musique lui plaise, que l'alcool ou la drogue soient bien dosés et le cabaret de l'Enfer rouvre ses portes. Oubliée la cinéaste sérieuse aux bras de bouchère et aux yeux tristes des interviews de Paris Match, retrouvée l'"enfance volée", malgré le mélo des journalistes, le diable blond se réveille et des cris stridents ne tardent pas à se faire entendre."

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