"Connemara", dernier roman du Goncourt Nicolas Mathieu : la quarantaine dans le rétro au fin fond des Vosges
Dans ce quatrième roman décliné sur un air de Sardou, Nicolas Mathieu poursuit d'une plume vive son exploration du réel dans les zones sacrifiées de l'est de la France.
Après Michel Houellebecq et Pierre Lemaitre, un autre lauréat du Goncourt, Nicolas Mathieu, publie un nouveau roman dans cette rentrée littéraire d'hiver. Connemara (Actes Sud) raconte l'histoire d'une femme et d'un homme originaires de la même petite ville des Vosges, en Lorraine. L'une a tout fait pour s'en éloigner, l'autre y est resté. Ce quatrième roman de l'auteur de Leurs enfants après eux, en librairie le 2 février 2022, narre leurs étranges retrouvailles.
L'histoire : Hélène, bientôt 40 ans, mariée, deux enfants, bonnes études, réussite professionnelle, a réalisé ses ambitions de jeunesse. Elle a quitté sa campagne des Vosges, a échappé à sa condition, bref, elle a tout bien coché. Mais elle s'ennuie. Le beau Christophe, lui, est resté à Cornécourt, la petite ville où ils ont tous les deux grandi. Sa carrière de hockeyeur n'a pas décollé. Commercial, il vend des croquettes pour chats et chiens et partage sa vie entre les fêtes avec ses vieux potes et son petit garçon, Gabriel, un enfant craintif, qu'il élève à mi-temps avec son amour de jeunesse, dont il est séparé. Hélène et Christophe se revoient et entament une liaison. Qu'engendreront ces retrouvailles inattendues ? C'est ce que raconte, entre autres, ce nouveau roman de Nicolas Mathieu.
Dans Leurs enfants après eux, Prix Goncourt 2018, le romancier avait peint la jeunesse d'une poignée d'adolescents dans une zone sinistrée de la Lorraine désindustrialisée. Il peint dans Connemara la même génération, grandie dans les années 80-90, cette fois à l'aube de la quarantaine. Le romancier remonte le temps, avec des flash-back dans l'adolescence de ses deux personnages, mais c'est bien ce moment charnière de la vie, celui où l'on s'arrête pour regarder dans le rétroviseur, qui l'intéresse dans ce nouveau roman.
Déceptions
"Cornécourt ne payait pas de mine", et Hélène, fille unique a tout fait pour s'en échapper. Mais peut-on vraiment échapper à ses origines ? La vie qu'elle s'est construite, en vrai, n'est pas à la hauteur de ses rêves. Il lui faut supporter le sexisme des hommes, son boss ou ses collègues, jouant coûte que coûte les mâles dominants, mais prêts à toutes les compromissions pour garder le pouvoir, pendant qu'elle essaie de faire consciencieusement son travail. Le milieu professionnel, son jargon, ses petitesses, à quoi bon ? Avec un mari figurant avec qui elle ne partage plus rien, seul son corps lui fait sentir qu'elle est vivante, quand elle se caresse dans sa voiture ou dans les bras de son amant, si différent d'elle, si différent des hommes costard cravate qu'elle se coltine au boulot.
Christophe a lui aussi eu des rêves, qu'il espérait voir briller sur la glace. Mais contrairement à Hélène, il n'a pas fait de plans. Il est resté dans cet entre-deux adolescent jusque-là mais la vie se charge de faire atterrir ce beau gosse, ex-petite star locale. Il lui faut désormais à la fois s'occuper de son père pris de maladie dégénérative, de plus en plus confus, et de son fils, que sa mère veut emmener loin de lui. Il s'accroche en tentant un ultime tour de piste sur la glace, et se laisse embarquer dans les bras d'Hélène sans trop savoir à quoi s'attendre.
Nicolas Mathieu trace les trajectoires de ces deux personnages jusqu’au point de jonction. Un point sur lequel se concentrent les déceptions, les renoncements, la vie qui a passé sans apporter ce qui avait été rêvé dans la montée de sève de l'adolescence. Leur histoire est une parenthèse, un pont jeté entre le passé, et le futur, à l'heure des bilans.
Les Vosges
L'histoire de cette rencontre s'inscrit fortement dans un territoire : Nicolas Mathieu plante son intrigue à Cornécourt, une petite ville fictive, qu'il situe dans les Vosges, pas loin d'Epinal, sa ville natale. Le décor, le paysage, le tissu social de cette région reculée, à l'écart d'un monde en mutation, y tiennent une place primordiale. Nicolas Mathieu décrit parfaitement la croissance de ses personnages dans un terreau : comment, restés ou partis, ils déploient leurs ailes (ou pas), ce qu'ils ressentent de hontes, de regrets, de nostalgies, une partie d'eux-mêmes irrémédiablement arrimée à la terre et au milieu d'origine.
En arrière-plan, mais omniprésent dans le récit, il y a une réalité économique, un monde du travail rivé sur la compétition, de plus en plus déshumanisé, avec ses rites et son jargon, qui cachent des rapports de force toujours plus violents, s'accompagnant désormais d'une forme de vanité désespérante sur le sens de ce que l'on produit, bien souvent du vent, qu'il faut si possible faire souffler dans le bon sens. Hélène en fait l'expérience tous les jours. Tant d'efforts et tant de sacrifices pour ça… Il y a de quoi désespérer.
Jargons
Ils n'attendent plus rien non plus du pouvoir politique. Ici on subit les décisions venues du haut, et on fait avec.
"Avec cette fusion des régions, le pouvoir central avait rêvé une fois de plus l’avènement d’une efficacité politique introuvable depuis presque cinquante ans. Mais il fallait pour cela bousculer des baronnies antédiluviennes. Le résultat était à la hauteur des attentes. On voyait partout des habitudes quasi préhistoriques se heurter horriblement dans le chaudron de la nécessaire homogénéisation des pratiques."
Nicolas MathieuConnemara
C'est d'une langue vivante que Nicolas Mathieu déroule son récit, orale, familière quand il fait parler le quotidien, absconse, jargonneuse, quand il nous fait entrer dans le monde du travail (jusqu'à rendre la lecture rebutante), technocratique quand il s'agit de politique… Maniant les mots comme des outils organiques pour appréhender le réel, le romancier scanne la société à l'échelle d'êtres humains voués à accepter leur condition dans un monde en train de se noyer sur les airs de Connemara.
"Connemara", de Nicolas Mathieu (Actes Sud, 400 pages, 22 euros)
Extrait :
"Sur la piste du Wilson, la musique se tut et les danseurs, après les lamentations d'usage, évacuèrent la piste en traînant les pieds. Hélène découvre alors Marc qui, un autre verre à la main, continue de se trémousser, poignant de solitude. Et dans cette ambiance de cave, avec le sfumato du tabac et le silence soudain terrible qui a suivi le boucan de la fête, il lui rappelle la figure d'un homme en train de se noyer." (Connemara, page 271)
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