"Bacchantes" : le polar de braquage façon Céline Minard, joyeux et déjanté
A l'approche du typhon Shanshan, classé 10 sur l'échelle de Beaufort, M. Coetzer a organisé un dîner select dans son bunker. Les invités ont été triés sur le volet pour partager "un moment de totale sécurité chez lui, dans l'œil du cyclone, dans sa pupille".
La petite fête n'aura pas lieu. L'information est lâchée sur Twitter quatre minutes après l'attaque, vite relayée par les grands journaux du monde entier. Quelques heures avant l'arrivée du typhon, la forteresse a été attaquée. Le système d'alarme a été désamorcé, les écrans de surveillance neutralisés, les badges inactivés… Une bande a pris le contrôle de cette citadelle prétendument inviolable. Qui s'est introduit dans le bunker, pourquoi, et comment ? Voilà les questions que se pose Jackie Thran, cheffe de la brigade d'intervention en charge de cette affaire, dont l'équipe est repliée dans la maison du gardien.
Un trio de braqueuses, et leur complice le rat
Les policiers n'ont aucune information sur les assaillants. Pas de revendication. Quelques sons perçus via des micros à l'intérieur de l'enceinte, un escarpin apparu subrepticement à la porte d'entrée laissent penser qu'il s'agit d'une bande de femmes. En tous cas des "connaisseurs" : les bouteilles entamées n'ont pas été choisies au hasard, même si les furies jouent aux quilles avec quelques exemplaires du stock.Arrive forcément le moment, choisi par les assaillantes, où le trio atypique se dévoile. Leur image apparaît via les écrans d'ordinateur de l'équipe de Jackie Thran. La première "gangstère", dite Bizzie La Clown, silhouette menue, porte des chaussures taille 46, et arbore un maquillage sanglant, "une jupe-culotte carreautée, les cheveux verts en iroquoise sur le crâne blanc". La seconde, La Brune, a un chignon, et un corps de rêve moulé dans une robe fourreau noir, la troisième sobrement surnommée La Bombe, "un visage émacié, fermé, auréolé d'un centimètre de cheveux blancs". Elle porte un treillis et des rangers… Le trio a bénéficié du travail de pro d'un complice : Illiad le rat.
L'art de revisiter un genre
Ce dernier roman de Céline Minard, très court (à peine plus de cent pages) est un exercice de style parfaitement maîtrisé. Revisiter un genre, la romancière sait faire. Rompue à l'exercice, elle s'est déjà frottée à la science-fiction avec "Le Dernier monde" (Denoël,2007), au roman de chevalerie avec "Bastard Battle" (Léo Sheer, 2008), au roman biographique avec "Olimpia" (Denoël, 2010) à l'exercice testamentaire avec "So Long, Luise" (Denoël, 2011), et enfin au western avec "Faillir être flingué" (Rivages, 2013), qui lui a valu plusieurs prix, dont le Prix du style et le Prix du Livre Inter 2014.Ici, elle nous livre une version littéraire du film de braquage, s'empare de ses codes, en célèbre les clichés, et décalant d'une miette (ici vers l'absurde et le Grand Guignol), nous en fait un objet littéraire rutilant.
Des femmes et du bon vin
"Bacchantes" : avec ce titre dressé comme un étendard, la femme est une fois encore dans ce nouveau roman propulsée sur le devant de la scène. La romancière propose une féminité ultra, infra, fatale, joyeuse, cinglée, puissante, rigide... un mélange de tout ça, une femme totalement réinventée. Ici les braqueurs sont des braqueuses, les chefs de brigade des cheffes, et les hommes n'y comprennent plus rien, laissant assez facilement tomber les oripeaux de leur "puissance" au vestiaire, pour s'abandonner, comme Coetzer, au seul plaisir de leurs sensations.Des personnages bien dessinés, une écriture au cordeau, les phrases claquant comme des plans de cinéma hollywoodien, une pointe d'humour, un sens aigu du spectacle… Ce dernier roman de l'auteure du "Grand jeu" (Rivages 2016) que l'on avait un tout petit peu moins aimé, laisse cette fois le lecteur pantelant, en nage, tant le rythme, celui de l'action autant que celui du verbe, sont soutenus de bout en bout. Sans oublier le vin, très bien servi dans ce nouveau roman de Céline Minard, mitonné comme une bonne farce.
"Bacchantes", Céline Minard
(Rivages - 106 pages - 13.50 €)
Extrait
A partir de ce moment et jusqu'à la fin de la carafe, Coetzer se suspend. Il se contente de goûter le vin. A l'aveugle, mais plongé dans les ses sensations, sans essayer d'en appeler à ses connaissances, ses souvenirs, ses réflexes, uniquement mais absolument attentif à e qui s'annonce, passe, et prend corps dans son corps. Il part. Il descend sur les terres humides et fraîches, sur l'épiderme d'un monde organique travaillé par les météores et les vents, arrosé de soleil, givré, bourgeonnant, craqué, il glisse parmi les feuilles, se coule dans les rus, tombe comme une pluie, monte dans la sève, gonfle de concert avec les milliers de fruits ronds, pleins, pruinés, les grappes entières accrochées sans effort au bois plongeant au travers des herbes entre les vies d'insectes innombrables. Branché sur toutes les variations, il sent la forme des nuages, le cri des bêtes et les plumes, le départ d'u lièvre, la nuit comme une vasque, sans dessus dessous, aussi vaste en lui qu'un état de l'âme et du cœur. Il plane. Il absorbe autant qu'il est absorbé.
"Bacchantes", Céline Minard (Page 90-91)
- Il plane.
- Il a encore cinq minutes, Bizzie.
- Impeccable. J'ai un boulot à terminer, vous me raconterez.
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