1Q84 de Murakami : troisième volet d'un best-seller
Le deuxième livre finissait sur des questions. Le troisième commence dans l'attente. Aomame attend. Recluse dans un appartement après l'assassinat du leader des Précurseurs, elle attend Tengo, aperçu quelques secondes dans le jardin d'enfant aux pieds de l'immeuble où elle se cache. Elle attend et occupe son temps entre sport et lecture de Proust. Tengo attend aussi. Au chevet de son père plongé dans le coma, il lui lit des livres, cherche à éclaircir son passé et en profite pour commencer à écrire un roman ...
Entre Casimodo, Faust et l'inspecteur Colombo
Un troisième personnage vient habiter le monde de 1Q84 : Ushikawa, détective lancé à la recherche d'Aomame par la secte. Ushikawa lui aussi attend. Posté au rez-de-chaussée de l'immeuble de Tengo. Seul à avoir découvert les liens qui unissent les deux premiers. A la fois ange gardien et ange noir de ce troisième volet, nabot au physique ingrat, au crâne difforme mais qui abrite un cerveau affuté, Ushikawa est une âme perdue, un Woland à la japonaise.
Ce troisième livre est encore plus que les deux autres construit et écrit comme un polar. La dimension fantastique ayant été posée dans les deux premiers livres, Murakami se concentre sur l'intrigue et tient le lecteur en haleine avec ses trois personnages, dans une alternance de chapitres où rôde toujours la même question : Aomame et Tengo vont-ils finalement se retrouver?
1Q84, pourquoi ça marche ?
Amour, rencontre, suspense, violence, rebondissements… Tout cela avec une parfaite maîtrise de l'art romanesque, il n'en faut pas moins pour faire de ce livre un best-seller mondial, même s'il n'est pas tout à fait un best-seller comme les autres.
L'univers de de Murakami oscille entre le réel et l'imaginaire. 1Q84, c'est autant un recoin d'inconscient, le lieu de toutes les peurs, une quatrième dimension de science-fiction. Murakami a une manière bien à lui de transfigurer le réel, où la frontière entre la réalité et les mondes parallèles est étroite, où il existe des passages, inscrits comme des chemins de vie possibles.
Tréfonds
Murakami sait décrire ces états de conscience en suspend, où l'on est seul à l'intérieur de soi-même. Page 238 : Ushikawa, le nabot détective, est dans son bain. Il est en panne dans son enquête. La radio diffuse un concerto pour violon de Sibelius. Murakami décrit comment son personnage fait le vide dans la moitié de sa conscience. "Il fallait lui accorder du repos. Et il réfléchit avec l'autre moitié. Et la mélodie de Sibelius, interprétée par David Oïstrakh, traverse surtout la zone vide, en soufflant à l'intérieur de son cerveau, telle une douce brise". S'ensuit une description hilarante de la pensée, comparée à une meute de chiens...
L'amour nous sauve
Mais au fond ce dont on parle est simple : la vie est un combat sans fin, contre soi-même et ses propres démons. Chacun se débat pour trouver sa place dans un monde dominé par la peur et la violence. Tengo et Aomame tracent un chemin, chacun enfermé dans sa solitude, et c'est dans la rencontre avec l'autre que tout devient possible. Murakami propose l'amour entre les âmes comme alternative à la violence. Et ce chemin-là passe par la relégation du passé, nécessaire à la naissance d'un troisième monde, où l'on peut éventuellement faire grandir un enfant. Belle allégorie de la rencontre, qui s'accompagne nécessairement d'un abandon, qui précède à la naissance d'un monde à inventer. Un nouveau chapitre, où pour chacun des aspects de la vie, il faudra se "réajuster (…) revoir sa façon de penser, de contempler les paysages, de choisir ses mots, de respirer, de bouger son corps…"
Et si le vrai sujet de 1Q84, c'était le roman?
En lisant 1Q84, on est un peu comme Aomame lisant "A la recherche du temps perdu" de Proust : "J'ai l'impression que c'est comme si je faisais le rêve de quelqu'un d'autre, comme si nous partagions des sensations simultanées…". Murakami interroge sur le pouvoir romanesque : pouvoir sur le temps (un temps du roman, qui "oscille de manière irrégulière") et pouvoir sur les hommes (Aomame : "Nous sommes en synchronie dans le même récit, c'est en même temps le récit de Tengo et le mien, je devrais alors pouvoir écrire ma partie (…) décider du dénouement par ma propre volonté …).
C'est un très beau roman, hallucinant comme un rêve. Le dénouement est à la hauteur de l'ambition romanesque, et on attend avec impatience le prochain Murakami.
1Q84, livre 3, Haruki Murakami,
Traduit du japonais par Hélène Morita,
Belfond, 540 p., 23,50 euros.
Du même auteur chez le même éditeur,
réédition des Chroniques de l'oiseau à ressort
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