"Underground" : l'autopsie d'une catastrophe par le romancier d'1Q84
20 mars 1995, dans cinq rames bondées du métro de Tokyo, des disciples de la secte Aum répandent du gaz sarin. L'attentat tue 12 personnes, en blesse des milliers d'autres. A l'époque, Haruki Murakami vit à New York. Il décide quelques mois plus tard de donner la parole aux victimes. Dans un deuxième temps, le romancier interroge des adeptes de la secte Aum.
Travail de fourmi
Neuf mois après l'attaque, Haruki Murakami se lance dans le travail de recherche des témoins, tâche qui s'avère plus compliquée que prévu: les autorités et les hôpitaux ne divulguent pas les noms des victimes au titre du respect de la vie privée. Murakami et ses deux assistants utilisent les listes de noms diffusées par les médias le jour de l'attentat, sans adresse et sans numéros de téléphone. Ils établissent une liste de 700 noms, n'en retiennent que 140, considérés comme fiables, mais la plupart d'entre eux refusent de témoigner, par peur des représailles. 60 acceptent finalement d'être interrogés. 34 témoignages constituent la première partie de cet ouvrage.
Murakami mène les entretiens entre janvier et décembre 1996, longs entretiens d'une à trois heures. Tout est enregistré, puis les bandes sont transcrites, les propos élagués, recentrés. Murakami tient à ce que les personnes soient libres et consentantes. Ils ont tous témoigné sous leur vrai nom. Chaque entretien commence par une courte biographie du témoin. Murakami – il est romancier – tient à ce que chacun ait un visage.
L'attentat vu de l'intérieur
En exergue de chaque témoignage, une phrase : "Je souffrais, mais je suis quand même allé acheter mon lait", Qu'est-ce que ça peut bien être ? Me suis-je demandé.", Le jour de l'attaque, c'était mon soixante cinquième anniversaire", "Jamais on n'y arrivera. Si on attend une ambulance, on est fichus." Chacun raconte ce qu'il faisait ce jour-là dans le métro, comment il a réagi, comment les autres autour ont réagi, comment les secours sont intervenus, et l'incompréhension face à ce qui se déroule sous leurs yeux.
"Si j'avais pu, j'aurais inclus ici des détails sur chacun des passagers, au point de décrire les battements de leur cœur et le rythme de leur respiration, dans une représentation aussi réaliste que possible", nous dit le romancier. Pas d'explosion, pas de sang, pas de bruit, l'attaque est totalement inédite. Personne n'y est préparé. Murakami nous fait vivre l'événement de l'intérieur, jusqu'à la nausée. En recueillant la parole des victimes au plus près, sans volonté d'en faire un spectacle, il en extrait une vérité bouleversante, qui donne une netteté insoutenable à l'ignominie du terrorisme.
La société Japonaise à la loupe
La somme des témoignages dévoile considérablement aussi sur la société japonaise. "On tend le cou, on tourne la tête et on regarde autour de soi, comme pour demander : mais d'où cela a-t-il bien pu sortir". Murakami est terrifié, comme si les "Ténéribes", ces créatures souterraines qu'il avait imaginées dans "La fin de temps" avaient pris vie ce jour-là, rendant réelles les terreurs qu'elles symbolisent. Il veut comprendre.
Cet épisode a laissé au Japon "un étrange malaise", dit-il, un "arrière-goût amer et persistant", Les japonais veulent l'oublier, en l'enfermant dans une malle étiquetée "affaires classées". Le romancier japonais ne veut pas s'en contenter, accepter l'idée que cette attaque n'est qu'un "crime extrême et exceptionnel commis par une frange de fous isolés". Il refuse que soit confié à l'unique processus d'un tribunal le soin d'éclairer et de régler cet épisode tragique. Les Japonais doivent observer à nouveau ce qui s'est produit, sous des angles différents", dit-il.
Digérer l'événement
Murakami insiste : le terrorisme n'est pas un corps étranger qu'on peut reléguer. Aum est une composante de la réalité japonaise, pas un "autre", mais un élément à incorporer au "nous". Pourquoi des personnes sensées, cultivées, adhèrent-elles aux thèses simplistes d'un gourou comme Shoko Asahara ? Comment en arrive-t-on à ces extrémités?
Avec ce livre, Murakami explore la société "en profondeur", tente de comprendre ce que signifie être japonais quand le système est confronté à un assaut violent de cette intensité. Il analyse son fonctionnement, ses hiérarchies, son culte du secret, ses institutions figées et montre comment les valeurs communes du pays se sont montrées inefficaces pour se prémunir contre le terrorisme, ou de tout autre accident (il évoque également le tremblement de terre qui a eu lieu quelques mois à Kobe avant l'attaque du métro).
Aum : "Le lieu promis"
Avant de questionner aussi des adeptes de la secte Aum, Murakami s'interroge : Faut-il leur donner la parole? Comment mener les entretiens pour qu'ils ne tournent pas à la propagande religieuse? Le romancier se lance dans ce nouveau travail avec la même volonté que pour "Underground" et les victimes, l'objectif étant d'offrir "non pas un point de vue clair et définitif mais les matériaux de chair et de sang à partir desquels construire des points de vue multiples", le même objectif, ajoute-t-il, que quand il écrit des romans.
La position du romancier
Murakami n'oublie pas qu'il est avant tout romancier et propose une interprétation "littéraire" du phénomène Aum. "Shoko Asahara a eu le talent d'imposer sa narration aux gens. C'était une histoire risible, bâclée" mais elle répondait à une attente de la plupart des gens, fatigués "des scénarios complexes à plusieurs niveaux, éventuelles sources de déception." Et voilà comment un gourou s'empare de la volonté des individus, les pousse à abandonner leur liberté, leur libre-arbitre, en leur proposant des réponses aux questions compliquées qu'ils se posent. Des êtres avides de pureté, en quête d'une utopie spirituelle, soucieux de servir une "cause supérieure".
Underground Haruki Murakami
Traduit du japonais par Dominique Letellier
Belfond - 592 pages - 22 euros A noter la sortie en poche du roman 1Q84 :
1Q84 Livres 1 2 et 3, Haruki Murakami
10/18 - 9,60 euros par tome
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