"Jean-Michel Frank, le chercheur de silence" : Laurence Bénaïm ressuscite un grand décorateur
Né à la fin du XXe dans la bourgeoisie juive aisée d’origine allemande et établie à Paris, Jean-Michel Frank aurait pu mener la vie d’un héritier sans véritable profession. Au sortir de la Grande Guerre, ce petit jeune homme va pourtant révolutionner les arts décoratifs.
Alors que le premier conflit mondial a violemment bousculé les codes classiques de la société européenne, Frank va accompagner le changement en transformant les intérieurs d’une poignée de privilégiés. Il marquera ainsi durablement son époque bien au-delà de son cercle de "happy few".
Une approche radicale
Au tout début des années 20, c’est en aménageant les résidences de ses amis qu’il se lance tout en s’installant lui-même rue de Verneuil à Paris où son décor personnel va d’ores et déjà souligner la radicalité de son approche. Alors que la Belle époque et l’ère victorienne se sont illustrées par un trop-plein décoratif surchargé de significations et une manie d’occuper le moindre espace disponible d’une habitation, Jean-Michel Frank opte pour un dépouillement aussi poussé que possible, un "less is more" qui provoquera un choc esthétique chez ses contemporains. Quand Jean Cocteau lui rend visite dans ce nouvel environnement minimaliste, il aura cette formule éloquente : "Charmant jeune homme, dommage que les voleurs lui aient tout pris".En 1926, Frank frappe son grand coup en réaménageant à Paris l’hôtel particulier du vicomte Charles de Noailles et de son épouse la poétesse Marie-Laure (devenu aujourd’hui le musée Baccarat). Le dépouillement, le choix singulier des matériaux et des rares meubles (également dessinés par Frank) saisit les visiteurs et enthousiasme les critiques.
Des années après, Yves Saint Laurent qualifiera le vaste fumoir, tendu de grand carreaux de parchemin, de "huitième merveille du monde". Jean-Michel Frank devient ainsi dans l’Entre-deux-guerres le scénographe des intérieurs d’individus fortunés épris de radicalité et voulant s’épargner les répétitions et certaines outrances de l’Art déco.
Le luxe du rien
Le goût de l’artiste pour une sobriété monacale s’illustre notamment par une mise à nu des espaces, des proportions singulières et un mélange de matières luxueuses avec d’autres, plus brutes et inusitées comme la toile à sac, le bois sablé ou la marqueterie de paille, cette dernière technique restant emblématique du style Frank. Le décorateur refuse systématiquement l’effet. Les couleurs sont peu présentes, le blanc et le beige dominent et surtout, rien ne brille. Le goût pour l’ascèse de Frank le conduit à vider les lieux de tout superflu. Dans ses décors, il ne laisse que les meubles véritablement utiles à la vie de tous les jours et supprime tous les frivolités décoratives possibles. Ainsi il ne subsiste plus rien de signifiant sur les habitants de ses intérieurs devenus des individus sans histoire.Jean-Michel Franck va collectionner une clientèle formant un échantillon d’artistes et de millionnaires en quête de décors uniques : François Mauriac, Nelson Rockefeller, Elsa Schiaparelli, Cole Porter, Francis Poulenc entre autres vont ainsi exister dans des intérieurs signés Frank. Il collabore aussi avec de véritables artistes comme les frères Giacometti ou Christian Bérard.
La fin d'une époque
Lors du désastre de juin 1940, Frank fuit l’Europe en guerre. Après un transit par l’Argentine, il rejoint New York. Toutefois, il saisit rapidement que ce nouveau conflit mondial sonne le glas de son époque. En juin 1941, à Manhattan, il se jette par la fenêtre. "Sa dernière ligne droite", selon le mot cruel d’Andrée Putman, autre géante de la décoration, plus tard très largement inspirée par le style du défunt.Après la guerre, le nom et l’œuvre de Frank sont oubliés, la décoration n’étant jamais qu’un art appliqué. Mais à partir des années 70, le "goût Jean-Michel Frank" est progressivement redécouvert et de nos jours, les meubles signés de l’intéressé se vendent parfois pour des centaines de milliers d’euros, signe triomphant de l’intemporalité de son style. Et aujourd’hui bien des décorateurs de renom sont tous un peu "frankisés".
Auteur de la biographie de référence d’Yves Saint Laurent, Laurence Bénaïm ressuscite une grande figure des arts décoratifs dans un style très littéraire où revit une époque brillante, éteinte de longue date.
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