"Exercices de survie", œuvre posthume essentielle de Jorge Semprun
"Exercices de survie" est un texte inachevé. La maladie a interrompu le projet de ce grand homme, infatigable écrivain pour qui écrire faisait partie de "ses raisons de vivre." Il avait conçu cet "interminable livre" comme une suite, une réflexion qui reprendrait les thèmes autobiographiques déjà abordés, mais cette fois de manière systématique, en 3, 4, 5 volumes. La première partie porte sur l’expérience de la résistance et la jeunesse. Le thème sur lequel elle s’articule est la torture, dont il a très peu parlé jusque là.
Comment se souvient-on des événements qui ont fait notre vie ? Semprun ne dresse pas un compte-rendu. C'est la fin de sa vie, il relit le passé, interroge son histoire. Il est vieux désormais et a "manqué tant d’occasions de mourir jeune".
Le récit commence au présent, à l’hôtel Lutecia, où le vieil écrivain entre presque par hasard, pour "évoquer quelques fantômes du passé, dont le sien, "jeune fantôme disponible du vieil écrivain que j’étais devenu."
Ce que torture veut dire
Ses camarades de résistance, et son quotidien à Paris dans le réseau de Jean-Marie Action dans le Paris de 1943, voilà ce qu'il retrouve au cours de ce voyage dans le passé. Il en fait le récit, factuel, décrivant les hommes et les lieux, pour nous amener au sujet central du livre: la torture. D'abord, il en entend parler, au cours d’une entrevue inhabituelle avec Henri Frager, son contact dans la Résistance, avec un certain Tancrède. "Savez-vous ce qui vous attend, Gérard (le nom de résistant de Semprun) ?" lui demande Frager, qui laisse le soin à Tancrède de lui faire la liste exhaustive des supplices, crescendo. "C’était un discours abstrait, assez terrifiant mais abstrait ".
Arrêté, Gérard/Semprun fait l’expérience de ce discours : "Plus tard, à Auxerre, dans la ville de la Gestapo, mots et choses devinrent plus concrets." Semprun évoque la torture plus qu'il ne la décrit. Il choisit de questionner ce que cette expérience provoque en lui, et en l’homme, et aborde cette question autant sur le plan de l’expérience que de la réflexion.
L’expérience
Semprun écrit avoir senti son corps comme jamais auparavant : "C’est à Auxerre, dans la villa de la Gestapo, sous la torture, que j’ai vraiment pris conscience de la réalité de mon corps." Ces jours-là il vérifie à quel point la description de Tancrède "s’ajuste à la réalité" : matraquage, corde glissée entre les menottes, "le pire étant d’être menotté dans le dos et suspendu, avec l’impression d’être disloqué, écartelé à jamais", avant l’ultime supplice, la baignoire. Il confirme les écrits d'Améry, écrivain résistant : "le résistant soumis au traitement de la Gestapo constate que sa chair se réalise dans l’autonégation".
Sur les conséquences, Semprun n’est pas d’accord avec Amery, pour qui "celui qui a subi la torture est incapable de se sentir chez soi dans le monde". Semprun pense l'inverse : "Mon expérience personnelle me dit tout le contraire, c’est le bourreau, s’il survit, même dans une existence paisible, qui ne sera plus jamais chez soi dans ce monde. (...) A Auxerre, dans la villa dont le jardin embaumait les roses de l’automne, chaque heure de silence gagnée aux sbires du docteur Haas, le chef local de la Gestapo, m’a conforté dans la certitude d’être, précisément, chez moi dans le monde."
La réflexion
Que retenir de l'abominable expérience ? Voilà ce qui intéresse Semprun, au-delà de la souffrance. "A un niveau de réflexion qui dépasse et surmonte celui de la simple énumération des faits et des souffrances, quelle morale peut-on déduire de la dite expérience ? Quelles normes pour guider une action future ?"
Ces questions, Semprun les évoque déjà à Buchenwald, où il retrouve Frager. Ils échangent sur cette expérience de la torture, s'interrogent et déjà en arrivent à cette conclusion, "Il serait absurde, même néfaste pour une juste conception de l'humanisme possible de l'homme, de considérer la résistance à la torture comme un critère moral absolu. Un homme n’est pas véritablement humain parce qu’il a résisté à la torture, ce serait là une règle extraordinairement réductrice."
Semprun : l'élégance des grands hommes
Élégante manière de minimiser son héroïsme ? Semprun poursuit, ajoutant qu'au delà de l'abominable souffrance, l'expérience de la torture est celle de la fraternité, où le silence, la solitude, résistance à la souffrance, est nourrie des voix des vies qu'elle sauve. Semprun a fait une double expérience de la torture : sauver les autres en résistant (il n'a jamais parlé pendant la guerre) et à son tour être sauvé par le silence des autres, quand il était clandestin en Espagne. Bouleversant propos de Semprun, capable d'élever à ce niveau la conscience humaine, de donner définitivement tort aux tortionnaires, en plaçant l'homme du côté de la solidarité et de l'humanité. Magnifique posture, si réconfortante, qu'il a, d'emmener l'histoire vers la lumière.
L'écriture ou la vie
Le livre s'achève sur le "récit à l'envers" de deux soldats juifs américains, Fleck et Tenenbaum, les premiers à entrer dans le camp de Buchenwald. "Il suffirait d'imaginer la vérité d'une fiction à partir des documents de la réalité", réalité consignée dans un rapport, cote RG 331, SHAEF G-5, dossier 10, daté du 24 avril 1945.
Les deux soldats racontent "les milliers d'hommes en haillons, d'aspect famélique, marchant vers l'Est en formations serrées, disciplinées. Ces hommes étaient armés et avançaient, flanqués par leurs chefs". Semprun est l'un de ces hommes et c'est précisément cela, "l'intrusion du réel qui rend le rapport des deux Américains si romanesque. Je suis le réel, imaginez-vous!".
Conclusion (était-ce la sienne?) qui revient à ce que Semprun décrit si bien dans "L'écriture ou la vie", la littérature comme exercice de survie.
Exercices de survie, Jorge Semprun (Gallimard), 110 pages - 11,90 Euros
[ EXTRAIT ]
"Après ce récit, il y eut du silence, entre Frager et moi. Silence peuplé pourtant d'ombres fraternelles. Nous en tombâmes d'accord, en effet, ce jour-là : l'expérience de la torture n'est pas seulement, peut-être même pas principalement, celle de la souffrance, de la solitude abominable de la souffrance. C'est aussi, surtout sans doute, celle de la fraternité. Le silence auquel on s'accroche, contre lequel on s'arc-boute en serrant les dents, en essayant de s'évader par l'imagination ou la mémoire de son propre corps, son misérable corps, ce silence est riche de toutes les voix, toutes les vies qu'il protège, auxquelles il permet de continuer à exister.
Et sans doute l'être du résistant torturé devient-il un être-pour-la-mort, mais c'est aussi un être ouvert au monde, projeté vers les autres : un être-avec, dont la mort, éventuelle, probable, nourrit la vie."
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