Patrick Chamoiseau : l'appel d'un poète à la solidarité envers les migrants
"Frères migrants", de Patrick Chamoiseau, que publient les éditions du Seuil en mai, est un opuscule de 72 pages qui appelle à une solidarité envers les migrants et dénonce "la nouvelle barbarie" d’un monde qui les rejette.
Le prix Goncourt 1992 (pour son roman "Texaco") établit un lien entre "le Gouffre" du bateau négrier, fondateur de la culture créole des Amériques, et l’errance des migrants en Méditerranée : "Gouffre d’enfants-flottés, ensommeillés dans un moule de corail, avalés par le sable ou désarticulés tendres par des houles impavides." Tous ont en mémoire la photo du petit Alan Kurdi prise par la photographe Nilüfer Demir, sur une plage de Bodrum en Turquie, qui "avait éclaboussé les murs du monde", écrit Chamoiseau, le 2 septembre 2015.
Les pays d’origine des migrants (Irak, Syrie, Afghanistan, Libye, Érythrée) sont qualifiés "d’artères ouvertes", dont la fin prend la forme fréquente de "tombes sans adresses". La cause est une "barbarie nouvelle", celle du "profit maximal" qui "asservit" l’homme, "où l’emploi n’est plus qu’une soumission à négocier au jour le jour à la table d’un ordre patronal nostalgique des féodalités".
Reportage France Ô : Christian Tortel, Massimo Bulgarelli, Bernard Blondeel. Montage : Barabara Bailhache. Mixage : Sylvain François.
Une seule barbarie, une seule humanité
Cette critique de la "paix néolibérale" associe critique marxiste et anarchiste du capitalisme, bien que ces termes ne soient pas nommés, dénonçant tant des "consommations culturelles inoffensives et satisfaites" que "le tout-profit devenu immanent". Cette "barbarie" produit "le standard des mêmes désirs, les mêmes devenirs de la consommation".Face à ce risque d’"une planète globalisée par l’appétit capitaliste", Patrick Chamoiseau oppose de manière plus originale un humanisme "mondialisé" selon le mot d’Edouard Glissant, la "pensée du Divers" et la "Relation". Cette vision poétique pourrait se résumer par "un seul monde, une seule barbarie, une seule humanité".
L’ambition de l’écrivain est de restaurer un "nous", un collectif unique à la hauteur de l’enjeu nouveau : "Là-bas est dans l’ici", écrit-il. Dans "les africaines polyrythmies de la mondialité", il reconnaît "le frère dans l’inconnu qui vient".
Un appel à un nouvel imaginaire
Contre la formule célèbre, "nul n’a vocation à accueillir toute la misère du monde", Chamoiseau prétend au contraire que "la vocation d’une Nation est ici d’accueillir toute la misère dont rendent comptable son expérience, son ampleur fondatrice, sa décence historique". Pour le poète, "le monde et ses misères sont des régions de nous".Souhaitant déjouer "la peur", appelant à la "confiance", le poète écrit : "L’altérité ultime devient le tout-possible." Chamoiseau appelle à un nouvel imaginaire dans un "Lieu-monde" redéfini par notre relation aux migrants car "aucune douleur n’a de frontières". Souvent parqués dans des camps qui sont des camps, ces "non-lieux", "leur désir de monde est tellement inépuisable, qu’ils n’en peuvent voir que les frontières — ces vieilles coutures du monde ancien".
"Frères migrants" se termine par une "déclaration des poètes" rédigée par l’auteur. Elle rappelle sans la nommer La Charte du Manden ou Manden kalikan, qui aurait été proclamée en 1222 par Soundjata, fondateur de l’Empire du Mali, et ses pairs, référence humaniste majeure qui commence par "Les chasseurs déclarent : Toute vie (humaine) est une vie… une vie n’est pas supérieure à une autre vie."
La déclaration des poètes
Dans "Frères migrants", la "Déclaration" prend la forme de quinze paragraphes qui commencent chacun par "les poètes déclarent" où l’on lit notamment (point 5) : "Les poètes déclarent qu’en matière des migrations individuelles ou collectives, trans-pays, trans-nations et trans-monde, aucune pénalisation ne saurait être infligée à quiconque, et pour quoi que ce soit, et qu’aucun délit de solidarité ne saurait décemment exister." Et au point 6 : "… Ne pas les accueillir, même pour de bonnes raisons (…) est un acte criminel."Chiffres et définitions
Un niveau historique a été atteint en Europe fin 2015 : 1.005.504 migrants et réfugiés avait rejoint le continent depuis le début de l’année, 3.692 migrants sont morts cette année en traversant la Méditerranée (Source : Agence des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR)). "Nous connaissons actuellement des records historiquement élevés de déplacements", reconnaît l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR).
Les chiffres sont "sans précédent" : 65,3 millions de personnes dans le monde ont été forcées de fuir leur foyer (c’est le nombre de déracinés actuellement recensés, soit la population d’un pays comme la France). Et l’Agence précise : "On compte parmi elles presque 21,3 millions de réfugiés dont plus de la moitié a moins de 18 ans." On compte 4,9 millions de Syriens parmi ces réfugiés alors que le pays le plus accueillant est la Turquie avec 2,5 millions.
Les réfugiés sont des personnes qui ont quitté leur pays parce qu’ils y ont été victimes de persécutions ou parce qu’ils risquaient de l’être ; les personnes déplacées à l'intérieur de leur propre pays se sont enfuies de chez elles, sans pour autant franchir de frontière internationale, selon la Croix-Rouge.
En droit international, le "réfugié" est le statut officiel d’une personne qui a obtenu l’asile d’un État tiers. Il est défini par une des conventions de Genève, signée en 1951 et ratifiée par 145 États membres des Nations unies. Tout réfugié est un migrant… mais l’inverse est faux car tous les migrants (personnes effectuant une migration) n’ont pas le statut de réfugiés. Certains organismes ne distinguent pas les deux termes, certains n’utilisent pas le terme "migrant", le jugeant péjoratif.
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