Cet article date de plus de dix ans.
Michel Foucault et la télé : histoire de brèves rencontres
Les traces audiovisuelles laissées par Foucault sont rares. Disparu il y a 30 ans, il n’était pas l’intellectuel médiatisé que l’on croise aujourd’hui. Mais pourquoi donc ? Est-ce la télé qui laissa de côté ce penseur dont le succès des livres était sans conteste en 60, 70 et 80 ? Ou lui qui volontairement demeura à distance d’un instrument qui supporte difficilement le long exposé d’une pensée ?
Publié
Temps de lecture : 7min
Réponse avec ce témoignage d’une rencontre mémorable.
Michel Foucault est arrivé tout sourire. Comportement d’autant plus désarmant que celui qu’on attendait, devait avoir près d’une heure de retard. Il était très fier d’un nouvel imperméable qu’il venait d’acquérir aux États Unis. En guise de salutations, il fit une confidence : le col beige renforcé de son nouveau vêtement avait fait merveille. L’historien philosophe sortait d’une manifestation organisée contre le général polonais Jaruzelski. Et il avait plu, fortement.
Face à lui, le comité d’accueil était des plus prestigieux. Rien moins que les "papas" (tel était leur surnom) du magazine d’actualité des années 1960, "Cinq colonnes à la une". Pierre Desgraupes, Pierre Dumayet et Igor Barrère avaient largement eu le temps de s’impatienter. Et Barrère n’avait cessé de tempêter en maudissant l’intellectuel, un "activiste !" disait-il. Le rendez-vous décidé par Desgraupes nouveau patron d’Antenne 2 depuis quelques semaines, précisément en aout 1981, n’était pas de son goût.Comme à l’habitude, pour sa part, Dumayet était resté peu prolixe. Il trouvait lui, que cette rencontre était évidente. Foucault avait été son invité quinze ans auparavant, lors d’un numéro de l’émission littéraire "Lectures pour tous". Passionnante interview consacrée au livre "Les mots et les choses".
Mais depuis, les apparitions à la télévision de l’universitaire devenu célèbre se faisaient très rares. Nul doute que ses combats politiques avaient dissuadé le petit écran fortement transi de l’époque. Les tout nouveaux dirigeants d’Antenne 2 avaient eux décidé de proposer au penseur "engagé" – ainsi qu’on l'aimait à le qualifier – de venir s’exprimer devant les caméras. Chose d’autant plus réalisable à leurs yeux que, d’ores et déjà, Michel Foucault était en relation avec la maison. Le journaliste Christian Guy et moi, étions parvenus à convaincre le professeur du collège de France de "collaborer" à un documentaire. Non sans mal. De fait, nous lui offrions carte blanche. Il pouvait choisir le sujet comme bon lui semblait.
La "chimère humaine"
Après de nombreux repas frugaux au Yakitori du coin, et quelques pot-au-feu à domicile, Foucault proposa de travailler sur la "chimère humaine". Devant notre perplexité, il précisa ce qu’il entendait par là. "Il y a tous ces lieux où les règles du jeu n’ont rien à voir avec ce qui se passe habituellement. Les fêtes foraines, les parcs d’attraction sont autant de lieux chimériques. De même, lorsque je vais à San Francisco, mon boulanger, mon banquier, mon droguiste sont tous homosexuels. J’aimerais que vous travailliez là-dessus…"
La perplexité qui était la nôtre redoublait. Il fallut encore quelques semaines pour arrêter le sujet de notre documentaire. Ce serait la sécurité ou plutôt cette volonté absolue de vivre sans risque aucun en société. Autant que je m’en souvienne, François Ewald qui était à l’époque l’assistant de Foucault travaillait sur une histoire des assurances. Il était donc tout désigné pour nous accompagner à la rencontre des acteurs de ce monde qui se voulait sans danger pour personne. Le tremblement de terre au Japon, la catastrophe nucléaire aux États Unis, la délinquance au coin de la rue…
Cela prit finalement – et après une colère mémorable du professeur - la forme d’une heure de reportage intitulé "tranquillement la peur". Allusion au slogan mitterrandien du moment : "La force tranquille". Mais à l’époque de la rencontre entre les créateurs de "Cinq colonnes" et Foucault, nous n’en étions encore qu’aux prémisses de cette histoire.
L'opération Foucault s'éloigne
Le nouvel arrivant raconta brièvement comment venait de se dérouler la manif, et Desgraupes entra dans le vif du sujet. "Vous vous souvenez certainement, commença la patron de la Deux, du "Quart d’heure d’Emmanuel d’Astier de La Vigerie", cette émission des années 60 ? Et bien je vous propose la même liberté totale, au rythme qui sera le vôtre…"
Je revoyais alors les images noir et blanc de cet homme au long visage ridé, filmé en gros plan, qui d’une voix de baryton commentait l’actualité. D’Astier de La Vigerie, gaulliste de gauche, savait capter son monde, et l’ado que j'étais, l’observait comme le représentant fascinant d’un autre âge venu d’une autre planète. Foucault se rembrunit dans l’instant, il remercia poliment et ajouta presque dans un aveu : "Je dois vous dire les raisons profondes de mon refus. D’abord je ne supporte guère mon image. C’est ainsi".
Bien sûr, le comité d’accueil de la télé tenta par tous les moyens de rassurer son hôte sur ce point presqu’intime. Mais rien n’y fit. "Et puis, je trouve cela hors de propos. Mes livres sont pour moi déjà un gage de notoriété. En revanche, j’ai de multiples jeunes amis particulièrement brillants avec lesquels nous pourrions peut être imaginer quelque chose d’intéressant… " Malgré quelques ultimes tentatives de Desgraupes qui voyait s’éloigner son "opération Foucault", on décida la mise en œuvre d’une série d’émissions intitulée : "Histoires immédiates". Alain Finkielkraut, Alexandre Adler, François Godement participèrent à ces quelques numéros, et pour beaucoup, ce fut leur première télévision. Il n’y eut que trois exemplaires. Le dernier a été diffusé en juin 1982. Le sujet était la Pologne, on y voit Foucault débattre avec des intellectuels venus de Varsovie. Près d’un an après la première rencontre, la boucle était bouclée. Nous étions passés de la manif à l’émission de télé. En octobre, il accepta de venir au "20 heures" de Christine Ockrent pour parler encore de la Pologne en compagnie de Simone Signoret. Ce fut je le pense l’une de ses dernières apparitions télévisées. Quelques semaines plus tard, Foucault se mit à tousser. Des quintes brutales interrompaient les conversations. Il affirmait que c’était inquiétant, on le rassurait… Il est décédé le 25 juin 1984, il y 30 ans.
Michel Foucault est arrivé tout sourire. Comportement d’autant plus désarmant que celui qu’on attendait, devait avoir près d’une heure de retard. Il était très fier d’un nouvel imperméable qu’il venait d’acquérir aux États Unis. En guise de salutations, il fit une confidence : le col beige renforcé de son nouveau vêtement avait fait merveille. L’historien philosophe sortait d’une manifestation organisée contre le général polonais Jaruzelski. Et il avait plu, fortement.
Face à lui, le comité d’accueil était des plus prestigieux. Rien moins que les "papas" (tel était leur surnom) du magazine d’actualité des années 1960, "Cinq colonnes à la une". Pierre Desgraupes, Pierre Dumayet et Igor Barrère avaient largement eu le temps de s’impatienter. Et Barrère n’avait cessé de tempêter en maudissant l’intellectuel, un "activiste !" disait-il. Le rendez-vous décidé par Desgraupes nouveau patron d’Antenne 2 depuis quelques semaines, précisément en aout 1981, n’était pas de son goût.Comme à l’habitude, pour sa part, Dumayet était resté peu prolixe. Il trouvait lui, que cette rencontre était évidente. Foucault avait été son invité quinze ans auparavant, lors d’un numéro de l’émission littéraire "Lectures pour tous". Passionnante interview consacrée au livre "Les mots et les choses".
Mais depuis, les apparitions à la télévision de l’universitaire devenu célèbre se faisaient très rares. Nul doute que ses combats politiques avaient dissuadé le petit écran fortement transi de l’époque. Les tout nouveaux dirigeants d’Antenne 2 avaient eux décidé de proposer au penseur "engagé" – ainsi qu’on l'aimait à le qualifier – de venir s’exprimer devant les caméras. Chose d’autant plus réalisable à leurs yeux que, d’ores et déjà, Michel Foucault était en relation avec la maison. Le journaliste Christian Guy et moi, étions parvenus à convaincre le professeur du collège de France de "collaborer" à un documentaire. Non sans mal. De fait, nous lui offrions carte blanche. Il pouvait choisir le sujet comme bon lui semblait.
La "chimère humaine"
Après de nombreux repas frugaux au Yakitori du coin, et quelques pot-au-feu à domicile, Foucault proposa de travailler sur la "chimère humaine". Devant notre perplexité, il précisa ce qu’il entendait par là. "Il y a tous ces lieux où les règles du jeu n’ont rien à voir avec ce qui se passe habituellement. Les fêtes foraines, les parcs d’attraction sont autant de lieux chimériques. De même, lorsque je vais à San Francisco, mon boulanger, mon banquier, mon droguiste sont tous homosexuels. J’aimerais que vous travailliez là-dessus…"
La perplexité qui était la nôtre redoublait. Il fallut encore quelques semaines pour arrêter le sujet de notre documentaire. Ce serait la sécurité ou plutôt cette volonté absolue de vivre sans risque aucun en société. Autant que je m’en souvienne, François Ewald qui était à l’époque l’assistant de Foucault travaillait sur une histoire des assurances. Il était donc tout désigné pour nous accompagner à la rencontre des acteurs de ce monde qui se voulait sans danger pour personne. Le tremblement de terre au Japon, la catastrophe nucléaire aux États Unis, la délinquance au coin de la rue…
Cela prit finalement – et après une colère mémorable du professeur - la forme d’une heure de reportage intitulé "tranquillement la peur". Allusion au slogan mitterrandien du moment : "La force tranquille". Mais à l’époque de la rencontre entre les créateurs de "Cinq colonnes" et Foucault, nous n’en étions encore qu’aux prémisses de cette histoire.
L'opération Foucault s'éloigne
Le nouvel arrivant raconta brièvement comment venait de se dérouler la manif, et Desgraupes entra dans le vif du sujet. "Vous vous souvenez certainement, commença la patron de la Deux, du "Quart d’heure d’Emmanuel d’Astier de La Vigerie", cette émission des années 60 ? Et bien je vous propose la même liberté totale, au rythme qui sera le vôtre…"
Je revoyais alors les images noir et blanc de cet homme au long visage ridé, filmé en gros plan, qui d’une voix de baryton commentait l’actualité. D’Astier de La Vigerie, gaulliste de gauche, savait capter son monde, et l’ado que j'étais, l’observait comme le représentant fascinant d’un autre âge venu d’une autre planète. Foucault se rembrunit dans l’instant, il remercia poliment et ajouta presque dans un aveu : "Je dois vous dire les raisons profondes de mon refus. D’abord je ne supporte guère mon image. C’est ainsi".
Bien sûr, le comité d’accueil de la télé tenta par tous les moyens de rassurer son hôte sur ce point presqu’intime. Mais rien n’y fit. "Et puis, je trouve cela hors de propos. Mes livres sont pour moi déjà un gage de notoriété. En revanche, j’ai de multiples jeunes amis particulièrement brillants avec lesquels nous pourrions peut être imaginer quelque chose d’intéressant… " Malgré quelques ultimes tentatives de Desgraupes qui voyait s’éloigner son "opération Foucault", on décida la mise en œuvre d’une série d’émissions intitulée : "Histoires immédiates". Alain Finkielkraut, Alexandre Adler, François Godement participèrent à ces quelques numéros, et pour beaucoup, ce fut leur première télévision. Il n’y eut que trois exemplaires. Le dernier a été diffusé en juin 1982. Le sujet était la Pologne, on y voit Foucault débattre avec des intellectuels venus de Varsovie. Près d’un an après la première rencontre, la boucle était bouclée. Nous étions passés de la manif à l’émission de télé. En octobre, il accepta de venir au "20 heures" de Christine Ockrent pour parler encore de la Pologne en compagnie de Simone Signoret. Ce fut je le pense l’une de ses dernières apparitions télévisées. Quelques semaines plus tard, Foucault se mit à tousser. Des quintes brutales interrompaient les conversations. Il affirmait que c’était inquiétant, on le rassurait… Il est décédé le 25 juin 1984, il y 30 ans.
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