"Triste tigre" de Neige Sinno, récompensé par le prix Femina et le Goncourt des lycéens : une entreprise littéraire radicale pour faire l'impossible récit de l'inceste

Evénement de cette rentrée littéraire d'automne, "Triste tigre" de Neige Sinno, déjà récompensée par le prix littéraire Le Monde et le Femina, a décroché le 23 novembre également le prix Goncourt des lycéens 2023, l'un des plus convoités.
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
"Triste tigre" de Neige Sinno, édité chez P.O.L. (MAGALI COHEN / HANS LUCAS / AFP)

Dans Triste tigre, paru le 17 août aux éditions P.O.L, Neige Sinno revient sur les viols dont elle a été victime de la part de son beau-père quand elle était enfant. Avec cette quête littéraire intrépide pour faire le récit de l'inceste, Neige Sinno a reçu en septembre le prix littéraire Le Monde et très récemment, coup sur coup, le prix Femina le 6 novembre et le prix Goncourt des lycéens 2023 le 23 novembre. Ce dernier est l'une des récompenses littéraires plus convoitées, car considérée comme très prescriptrice. 

L'histoire : Neige a grandi près de Briançon, avec sa mère et sa sœur, Rose, et ses deux demi-frères et sœurs, nés d'une seconde union. "Néo-ruraux", ils vivent dans la précarité, dans une maison où s'éternisent les travaux. Son beau-père, 24 ans quand il rencontre sa mère, un homme "grand et fort", la viole de l'âge de ses sept ans jusqu'à ses quatorze ans.

Pendant longtemps, elle ne dit rien. Quand elle peut, elle s'enfuit. À l'âge de 21 ans, elle porte plainte. Son beau-père, qui a avoué ses crimes, est condamné à neuf ans de prison aux assises de Grenoble. "Il a pris neuf ans, mais n'en a fait que cinq. Prisonnier modèle, remise de peine. C'est classique avec les délinquants sexuels. Ils sont les bons élèves de la prison." À sa sortie, il a "refait sa vie", avec une nouvelle femme, avec qui il a eu quatre nouveaux enfants.

Dissection

"C'est un moment hors du temps, détaché du cours de l'histoire, tellement chargé d'absurde et de sens qu'il échappe à toute tentative d'en rendre compte par la narration."  Victime à répétition pendant des années de ce crime, Neige Sinno dissèque ce qui lui est arrivé à la manière d'un chirurgien ne sachant pas exactement ce qu'il cherche. Neige Sinno s'attaque donc au sujet par toutes sortes d'angles, sous forme de chapitres courts, qui s'enchaînent et composent un tableau s'affinant au fil du récit. Elle dresse le portrait de son bourreau, avance par tâtonnements, "Portrait de mon violeur", puis "Le portrait" puis "Le portrait donc", comme s'il fallait sans cesse revenir sur la toile pour préciser, recouvrir, retoucher, tant, c'est compliqué de dire ce qu'elle appelle "l'autre lieu".

"Tout ce qui a trait au viol se passe dans une dimension à part, une dimension 'bizarre', qui est physiquement la même que celle où se déroule le reste de la vie, qui s'y superpose comme un double d'une insupportable clarté."

Elle fait la description des faits, des lieux, des mots, évoque les "zones grises" de la mémoire, la sidération, la dissociation, présente "sa vie comme succession de faits divers", "sa vie comme film d'horreur". Elle relate la logique du violeur (sa manière à lui, dit-il, "d'entrer en contact" avec une petite fille qui ne voulait pas l'aimer), mais aussi le "visible", et "l'invisible", tranche la question du consentement des mineurs avec une image : "Un enfant ne peut pas ouvrir ou fermer la porte du consentement. II n’atteint pas cette poignée. Elle n’est simplement pas à sa portée."

Elle convoque des textes d'auteurs, Nabokov, Virginia Woolf, Emmanuel Carrère, Camille Kouchner, Claude Ponti… Elle fait appel aux sciences sociales, aux avis d'experts, pour dire par exemple en quoi "le viol est davantage une question de pouvoir que de sexe" et comment "si on ne prend pas en compte cette composante, le phénomène dans son ensemble nous échappe". Elle invoque aussi, avec toutes les précautions, d'autres crimes, les génocides, les crimes contre l'humanité.  

"Les conséquences du viol vont donc bien au-delà du domaine circonscrit de la sexualité, elles affectent depuis la faculté de respirer jusqu'à celle de s'adresser aux autres, de manger, de se laver, de regarder des images, de dessiner, de parler ou de se taire, de percevoir sa propre existence comme une réalité, de se souvenir, d'apprendre, de penser, d'habiter son corps et sa vie, de se sentir capable de simplement être."

Neige Sinno

"Triste tigre", p. 166

"Qui est le 'je' qui parle ici ?"

La "liberté sexuelle" des années 1970 et 1980, le déni de l'entourage, sa plainte, le procès, le bien-fondé de la peine de prison, les séquelles… Chaque pièce ajoutée au puzzle est accompagnée d'un questionnement sur le récit lui-même : "Je suis celle à qui c'est arrivé. Qui est le 'je' qui parle ici ?". Et sa vérité : "Ne prends pas ce texte dans son ensemble pour une confession. Il n'y a pas de journal intime, pas de sincérité possible, pas de mensonge non plus. Mon espace à moi n'est pas dans ces lignes, il n'existe qu'au-dedans."

Le livre, qui commence avec un "je", s'achève sur un "nous" qui invite les lecteurs et les lectrices à ouvrir les yeux sur "un crime systémique commis dans le secret de centaines de milliers de familles. Ce linge sale, cette ignominie, ce n'est pas la mienne, c'est la nôtre, elle est à nous tous".

Au-delà du témoignage, c'est la forme-même, son expression, le choix des mots, le rythme, la couleur du texte, qui ouvre une porte sur "l'indicible". C'est toute la force de ce livre, qui partant de l'idée que le sujet, par nature, "échappe à toute tentative d'en rendre compte par la narration" parvient, et c'est l'essence même d'une œuvre d'art, à donner une forme à ce qui n'en a pas, pour le rendre intelligible par tous.

Couverture du livre "Triste tigre" de Neige Sinno, paru le 17 août 2023. (P.O.L)

"Triste tigre", de Neige Sinno (éditions P.O.L, 288 pages, 20 euros)

Extrait :

"Peut-être, en effet, que je raconte ma vie dans ces lignes. Un éditeur à qui j'ai envoyé le texte en pensant qu'il serait intéressé par sa forme audacieuse le refuse parce que ce n'est pas une fiction. Il dit qu'il ne pourrait pas l'accompagner, le défendre auprès du public, des libraires. Sans vouloir me décourager, ou dénigrer le texte, avec la politesse vide des lettres de refus, il m'explique que sa maison ne publie que de la littérature.
Pourtant, il me semble que l'autobiographie n'est ici qu'une arme de plus pour affronter l'impensable, un couteau pour disséquer le monde, un choix politique et esthétique qui affirme l'union du contenu et de la forme. C'est un moyen et non une fin, une porte d'entrée sur un univers de galeries compliquées dont on ne sortira jamais. Le récit est au service de la pensée, même si son cheminement finit par aboutir à un échec de la pensée. Cette énonciation qui bute sur l'impossibilité de la langue à circonscrire ce qui est, n'est-ce pas une façon de travailler le langage en son cœur ? Pourquoi seule la fiction pourrait-elle s'aventurer sur le territoire de l'indicible ? Le témoignage est un outil d'analyse, mais un outil bien affûté arrive jusqu'à l'os. Et quand on touche l'os, l'art n'est jamais loin. Le témoignage me limite, il m'oblige à circonscrire mon expérience, à l'enfermer dans sa singularité, à faire qu'elle ne soit pas plus que ce qu'elle est. Mais il s'agit aussi de faire en sorte qu'elle ne soit pas moins que ce qu'elle est, qu'elle ne soit pas réduite à rien, renvoyée au silence d'où elle procède, afin qu'elle soit reprise à d'autres comptes, par d'autres voix, qu'elle circule, et que le tigre, l'autre tigre, sorte enfin de sa cage. Est-ce que ce n'est pas ça, aussi, le but de la littérature, que ça sorte enfin d'ici ? (Triste tigre, p. 260)

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