"La ligne de nage" de Julie Otsuka : des fissures au fond de la piscine et dans la tête d'une vieille dame
La romancière américaine d'origine japonaise explore la fin de vie et la perte de mémoire dans un roman mélancolique mais heureux.
Lauréate du Femina étranger il y a dix ans avec Certaines n’avaient jamais vu la mer, la romancière américaine d'origine japonaise Julie Otsuka publie un livre poignant sur la fin de vie d'une vieille dame atteinte de démence. La ligne de nage est paru le 1er septembre aux éditions Gallimard.
L'histoire : chaque jour, Alice se rend à la piscine pour faire ses lignes de nage. Dans ce huis clos chloré baptisé "là en bas" se croisent toutes sortes de gens dont les différences se diluent dans le bleu du bassin, dans le dépouillement de leurs corps presque nus. "Là en bas, nous n'appartenons plus qu'à l'une de ces trois catégories : les rapides, les moyens et les lents."
"Ni esplanade, ni horizon, ni sieste, ni ciel – c'est cela le plus triste. Mais nous nous hâtons de souligner qu'on n'y trouve pas non plus de méduses, de courants, de coups de soleils, de voyous, et surtout, c'est le mieux, pas de chaussures." "Là en bas", se trouve la tranquillité, "loin du fracas du monde de là-haut".
Alice fait partie de cette communauté de nageurs et trouve un grand réconfort à venir "là en bas" faire ses lignes de nage. Mais un jour, une fissure apparaît au fond du bassin, puis deux, puis des dizaines, qui fendent le fond du grand bain, annonçant celles plus irréversibles qui commencent à fissurer le cerveau de la vieille dame.
Alors que la piscine ferme ses portes, sa vie prend une tournure qui l'emmène inéluctablement vers son terme. Elle oublie peu à peu presque tout, mais elle se remémore les moments importants de sa vie : son enfance, la guerre, l'internement dans un camp, son amoureux Franck, son mariage avec un autre et la perte de sa première fille une demi-heure après sa naissance. Sa seconde fille, romancière, se rapproche d'elle après des années d'éloignement, et tente de recoller les morceaux d'une relation compliquée.
"Rancunes oubliées"
Avec ce nouveau très beau livre, Julie Otsuka explore le grand âge, et ce qui se noue dans les derniers moments d'une vie. Elle capte les gouffres, les pertes, le lent rétrécissement qui s'opère, mais aussi les petits moments suspendus qui illuminent ce temps irrémédiablement tendu vers la mort.
Une première moitié du livre est consacrée à la piscine. Le personnage d'Alice surnage dans un décor décrit avec une minutie d'anthropologue, comme un monde à part, à étudier. Le texte est un "nous" qui embrasse la communauté de nageurs, et qui se transforme ici et là en une adresse au lecteur, avec un "vous" qui invite à observer ce qui se déroule dans ce lieu clos, où sont réglés comme du papier à musique les habitudes, les nageurs et les nageuses, dans un ballet chorégraphié sur une symphonie parfaitement orchestrée.
Puis se déclarent les mystérieuses fissures qui annoncent la fermeture de la piscine aussi certainement et définitivement que les fissures du cerveau d'Alice annoncent sa mort. Mais en même temps, elles ouvrent une perspective sur un autre monde, une nouvelle réalité où les nageurs deviennent "plus attentionnés, moins coincés", où les "rancunes sont oubliées"… On y lit une métaphore de ce qui va suivre pour Alice, de ce qui adviendra pour elle une fois remontée à la surface, la dernière longueur terminée, "dans le monde du dessus plein de lumière aveuglante".
Bellavista
Dans la seconde partie du livre, on quitte la piscine pour plonger dans l'intimité lacunaire d'Alice, atteinte de démence. Le récit passe alors à la deuxième personne. C'est la fille d'Alice, la quarantaine, écrivain, qui nous raconte. On est passés au "tu", et le "tu", c'est la narratrice parlant d'elle-même. Et on remonte le temps par les yeux coupables de cette fille partie trop tôt, pas assez là.
La fille essaie de trouver des solutions, cherche une institution pour accueillir sa mère, trouve le Bellavista, un genre d'Ehpad de luxe à l'américaine. Mais contrairement à l'argumentaire publicitaire avancé par l'établissement, vendu comme le lieu de vie idéal pour les personnes âgées en perte de mémoire, le Bellavista se révèle être un univers concentrationnaire privant les pensionnaires de leur humanité.
Le texte, empreint de mélancolie, explore cet espace hors du temps qu'est la fin de vie quand la mémoire s'échappe, et les difficiles relations entre une mère et sa fille. Et c'est paradoxalement dans les espaces creusés par les fissures, dans le temps présent partagé, parfois quand les mots ont complètement disparu, que le lien se resserre, sur le fil.
Que faire de ce moment éphémère, de cette dernière longueur autorisée ? C'est ce que raconte ce très beau roman mélancolique mais heureux, déployé comme une litanie dans une langue métaphorique saturée de vitalité.
La ligne de nage, de Julie Otsuka, traduit de l'anglais (États-Unis) par Carine Chichereau (Gallimard, 176 pages, 19 €)
Extrait :
"Elle ne regarde plus par la fenêtre. Elle ne demande plus après ton père. Elle ne demande plus quand elle va rentrer chez elle. Parfois, des jours entiers passent sans qu'elle prononce un mot. D'autres jours, tout ce qu'elle dit, c'est "oui".
- Tu te sens bien ?
- Oui.
- Les nouveaux médicaments sont efficaces ?
- Oui.
- Tu as mal ?
- Oui.
- Tu aimes cet endroit ?
- Oui.
- Tu te sens seule ?
- Oui.
- Tu rêves toujours de ta mère ?
- Oui.
- Mon chemisier me serre-t-il trop ?
- Oui.
- Si tu avais quelque chose à me dire, ce serait quoi ?
Silence.
De temps à autre, l'éclat de son vieux moi réapparaît. "Tu aimerais avoir des frères ?" te demande-t-elle un jour (tu réponds que tu adorerais ça). Ensuite pendant les cinq mois suivants, plus un mot.
La dernière phrase qu'elle prononce : "C'est bien que les oiseaux existent."" (La ligne de nage, p. 155)
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