La première librairie "Grands Caractères" ouvre ses portes à Paris : "un concept génial" pour les personnes malvoyantes
La librairie des Grands Caractères, qui propose des livres adaptés à la lecture pour les personnes malvoyantes, est la première du genre à ouvrir ses portes en France.
Mercredi 20 janvier 2021, dans une rue escarpée du Ve arrondissement de Paris, quartier familier des librairies, l'effervescence se fait sentir dans la lumière tamisée d'une vitrine : la librairie des Grands Caractères, dédiée aux livres adaptés à la lecture pour les personnes malvoyantes, vient d'ouvrir ses portes. Deux maisons d'édition, Voir de près et A vue d'œil, sont à li'nitiative de cette première du genre en France.
"Ce confort de lecture, je trouve ça génial"
Céline Witschard, la trentaine, feuillette un livre. "Je suis malvoyante de naissance, mais il y a trois ans, la situation s'est encore dégradée". Un glaucome congénital la prive aujourd'hui des trois quarts de sa capacité visuelle. Autrefois journaliste, aujourd'hui coach et formatrice dans le domaine de l'accessibilité, elle a aussi ouvert sur le site du magazine suisse romand L'illustré, Un autre Regard, son blog, qui aborde les questions de handicap, "sans clichés", précise-t-elle.
Céline Witschard raconte comment il lui a fallu s'adapter. "Quand je n'ai plus pu lire les livres en petit format, j'ai tout de suite cherché des alternatives. Je suis passée au livre audio, j'ai aussi testé la liseuse, les appareils de lecture", raconte la jeune femme. Mais elle se sent frustrée. "J'aime l'objet livre. J'aime le tenir dans mes mains. J'aime l'ouvrir et sentir l'odeur du papier. J'aime tourner les pages. On a beau dire, tourner les pages ou cliquer, ce n'est pas la même chose. Avec le livre papier on a vraiment cette sensation d'entrer dans un monde", explique-t-elle. "Alors quand j'ai découvert les livres à grands caractères, j'ai tout de suite pensé que c'était la meilleure chose", poursuit-elle, grand sourire. "Ce confort de lecture, je trouve ça génial".
"Il y a toutes sortes de techniques pour lire, la loupe, la lampe basse vision, le tactile, les podcasts, les livres numériques, les livres audio, mais le livre audio n'est pas toujours adapté. D'abord il y a une question de rythme, de débit. On peut ne pas aimer la voix. C'est une lecture moins personnelle puisqu'on n'est jamais seul avec l'œuvre, mais avec cette voix toujours deux, c'est une lecture qui laisse moins de place à l'imaginaire", estime Yves Wansi, malvoyant depuis l'âge de dix ans et responsable de l'association strasbourgeoise Vue d'ensemble, qui rassemble non-voyants, malvoyants et voyants autour d'événements comme Entendez-voir Le Rendez-vous du livre et du film accessibles à tous.
"La typographie, c'est ce qu'il y a de plus important"
Pour Agnès Binsztok, directrice éditoriale de la librairie et des deux maisons d'édition, le soin apporté à la fabrication des livres a été dès le départ une priorité. Il faut savoir que des tout petits détails, anodins pour ceux n'ont pas de problème de vue, peuvent se transformer en cauchemar pour la personne malvoyante. Tout compte : l'épaisseur du papier, la taille des caractères, le type de police, l'interlignage, l'interletrage… "Nous avons testé différentes solutions, pour optimiser au maximum le confort de lecture, en testant auprès de personnes malvoyantes, mais aussi de personnes souffrant de pathologies différentes, pour arriver à une formule qui convient le mieux au plus grand nombre", explique Agnès Binsztok.
Un travail qu'elle a mené avec le concours de Matthieu Rondeau, concepteur des livres et co-fondateur de la librairie. "La typographie, c'est ce qu'il y a de plus important. Si vous utilisez du Times, du Garamond, vous avez quelque chose d'esthétiquement très beau, mais avec des empâtements qui constituent pour les personnes malvoyantes des grosses difficultés". C'est aussi la raison pour laquelle il a choisi la police Luciole, conçue par la fonderie typographies.fr et CTRDV (Centre technique Régional pour la déficience visuelle).
"Nous nous interdisons absolument de sacrifier la qualité et le confort de lecture pour économiser sur le nombre de pages", assure Agnès Binztok. Les livres sont un peu plus grands et plus épais que les grands formats classiques, et le prix à peine plus élevé, en fonction de la pagination (Autour de 20, 25 euros en moyenne, le double s'il faut imprimer deux volumes, comme avec Le Lambeau, de Philippe Lançon).
"Pourquoi s'autorise-t-on à choisir pour eux ?"
Au-delà de l'aspect technique, l'éditrice a également complètement renouvelé le catalogue de la maison pour remédier au manque de diversité dans l'offre en grands caractères."On ne trouvait quasiment que des romans à l'eau de rose ou des romans du terrroir", dit-elle. "On en revient toujours au même problème avec les personnes porteuses de handicap. Pourquoi s'autorise-t-on à choisir pour eux ? Comme s'il ne s'agissait que d'un public de vieux n'aimant que des histoires d'amour ou de terroir, pourquoi n'auraient-ils pas envie eux aussi de sang, de sexe, de suspense, ou de n'importe quoi d'autre !", s'insurge l'éditrice.
Agnès Binsztok a fait entrer dans le catalogue de ses maisons des œuvres pour la jeunesse, jusque-là absentes, mais aussi des classiques, qu'elle préfère appeler "Œuvres d'hier et d'aujourd'hui", comme Le grand Maulnes, d'Alain-Fournier Des souris et des hommes, de John Steinbeck, Si c'est un homme, de Primo Levi ou Le parfum, de Patrick Süskin. Des livres qu'elle espère suivre pour constituer un fonds patrimonial. Elle a également fait le choix de publier en grands caractères l'actualité littéraire, que l'on retrouve sur les rayonnages de la librairie, qui propose tous les genres.
"Le fonctionnement d'édition est le même que pour des éditions poches. On achète les droits pour un certain nombre d''exemplaires, et on renégocie si on a besoin de réimprimer", explique l'éditrice. En moyenne, les livres sont tirés entre 500 et 600 exemplaires. "On a déjà réimprimé L'anomalie, de Le Tellier, avant même qu'il ait le Goncourt", lâche Agnès Binsztok, qui a eu du nez.
Pour l'éditrice, l'idée d'ouvrir une librairie s'est imposée naturellement. "La seule manière qu'ont aujourd'hui les personnes malvoyantes de trouver des livres adaptés est la vente par correspondance. Et même si certaines bibliothèques font un réel effort, le plus souvent les rayons dédiés sont au fin fond des salles, à tel point qu'on ne sait même pas qu'ils existent. Et je ne parle même pas du choix proposé", souligne l'éditrice. "C'est vrai que dans les librairies classiques les rayons grands caractères sont rares et quand il y en a un, c'est une étagère à tout casser, et pas grand choix en termes de genre", confirme Céline Witschard.
"Arrêter de lire peut être une véritable souffrance"
"Et puis surtout, depuis que je travaille dans ce domaine, j'ai pu constater au fil du temps, en discutant avec des tas de gens, que le fait d'être contraint d'arrêter de lire peut être une véritable souffrance", explique Agnès Binsztok. "Les gens sortent de chez l'ophtalmo avec un nom sur leur pathologie et se retrouvent seuls face à leur problème, sans aide, sans solutions pour leur vie au quotidien", regrette l'éditrice, chagrinée à l'idée que si ces personnes avaient eu connaissance ou accès aux livres adaptés, elles ne se seraient pas arrêtées de lire. "Le fait d'arrêter, c'est dramatique, cela complique les choses pour la suite, c'est très difficile de s'y remettre. La lecture, c'est comme une gymnastique", souligne-t-elle. "Et en plus, au-delà du plaisir, la lecture joue un rôle primordial dans l'entretien des fonctions cognitives", insiste-t-elle.
"C'est une formidable initiative, un événement bienvenu pour rendre visible un certain nombre de problèmes souvent mis de côté, qui concernent pourtant des millions de gens", confirme Sylvie Thézé, responsable de la communication de l'association Voir ensemble, qui travaille comme d'autres associations à rendre accessibles un certain nombre d'ouvrages aux aveugles et malvoyants par divers moyens, entre autres la traduction en braille. Ouvrages qui sont ensuite mis à disposition des personnes qui en ont besoin.
"Avoir une librairie, avec des vrais livres, c'est encore autre chose", se réjouit-elle. "Certes il y a les associations pour aider, mais de très nombreuses personnes vivent isolées avec leurs problèmes". La France compte officiellement 1.7 million de personnes aveugles et malvoyantes, "mais c'est sans compter toutes les personnes qui sont hors des radars, et elles sont nombreuses", déplore Sylvie Thézé. "Les livres à gros caractères sont aussi très précieux pour ceux qui ont des difficultés dans l'acquisition de la lecture ou de l'écriture, comme les dyslexiques par exemple".
Un "concept inclusif"
"La librairie correspond exactement à l'esprit de notre association", relève Yves Wansi. "L'idée que nous défendons, c'est le partage de la culture pour tous, dans un même lieu", explique-t-il, emballé par le concept, qu'il espère voir se décliner à Strasbourg. "C'est un projet inclusif", résume Céline Witschard, qui aimerait elle aussi que ce projet"essaime en Suisse".
"Je peux enfin déambuler dans une librairie, flâner, me laisser guider par ma curiosité, choisir un livre parce que je vais être attirée par la couverture, le feuilleter, lire quelques pages pour découvrir le style, la quatrième de couverture pour connaître l'intrigue, et décider si je prends ou si je laisse. Avoir le choix, aussi ! Je retrouve le plaisir de la librairie, et c'est vraiment génial", s'enthousiasme la jeune femme, ravie, comme semblent l'être les autres clients qui commencent à entrer timidement dans ce lieu conçu pour eux. "Nous voulons faire de cette librairie un lieu accueillant et bienveillant. Le mot bienveillant est important", conclut Agnès Binsztok.
Librairie des Grands Caractères
6, rue Laplace – 75005 Paris
Du mercredi au samedi 12 heures – 20 heures
Tél. 01 80 83 97 92
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