"L'illusion nationale", le roman-photo de trois villes Front National
Des images en noir et blanc. Des visages. Sur certaines photographies, ils posent, sur d'autres, ils sont saisis dans le feu de l'action dans des moments forts de la vie locale, les fêtes, les commémorations, les élections : fête du cochon à Hayange, visite de Marine Le Pen à Beaucaire, "Henin's day" ou dépouillement aux régionales à Hénin-Beaumont , élection de Miss Beaucaire ... Saisis également dans leur quotidien : au foot, dans les cafés, dans la rue, sur les marchés, au travail. On y voit aussi des paysages : les rues désertes des corons, les Haut-fourneaux éteints, les commerces fermés, les zones pavillonnaires et les zones commerciales. Sur les images, des bulles, qui donnent à entendre la parole des habitants, des élus, des opposants. Les images sont brutes. Ici, on ne fait pas dans l'esthétisme de la misère.
Des villes, des gens, des territoires
Car elle est bien là, cette misère, dans les villes conquises par le Front national aux élections municipales de 2014. A Hayange, où les cheminées des Haut-fourneaux ont fermé depuis 2013, où le taux de chômage oscille autour de 17 %. A Beaucaire, l'une des villes qui affiche l'un des taux de pauvreté les plus élevés de France, le centre ville est déserté et les boutiques du centre ville fermées. La population est constituée majoritairement de travailleurs agricoles d'origine maghrébine, ou sud-américaine pour les plus récemment arrivés. Henin-Beaumont est la ville de MetalEurope, fermé en 2003. Ici, le taux de chômage tourne autour de 20 %, dont la moitié de ces chômeurs sont des chômeurs de longue durée, et 20 % des foyers de la ville touchent le RSA.Pendant deux ans, Valérie Igounet, historienne, et Vincent Jarousseau, photographe, se sont rendus régulièrement dans ces trois villes. Avec toute la matière qu'ils ont récoltée -des enregistrements sonores, des photos- ils ont d'abord fait une premier roman-photo sur la ville d'Hayange, publié dans la revue XXI, puis un livre, "L'illusion nationale" (Les Arènes - Revue XXI), également en forme de roman-photo. Le défi était de taille. Le résultat est frappant.
Ni "pour", ni "contre", les auteurs proposent de regarder et d'écouter ceux que l'on entend peu, ou mal, ou jamais, pour mieux comprendre ce qui motive le vote frontiste. Le roman-photo fixe une réalité souvent effleurée, caricaturale, partisane. Ici, le rapport images / bulles fait émerger une vérité saisissante, et donne au lecteur l'impression d'une très grande proximité, parfois dérangeante, toujours instructive, prolongée dans les hors-champs, dans les non-dits, dans ce que l'on devine hors les cases. "L'illusion nationale" est un ovni éditorial (publié par Les arènes, une maison d'édition qui publie aussi de la BD), aussi intéressant sur le fond que sur la fomre, et qui peut déranger tout le monde : les "pour" comme les "contre". A lire, donc.
INTERVIEW : VINCENT JAROUSSEAU, photographe
Vincent Jarouseau, photographe et co-auteur de "L'illusion nationale" nous explique la genèse et les coulisses de ce roman-photo "où rien n'est inventé, où tout est vrai", aussi édifiant qu'instructif en cette période électorale.
Comment est né ce projet ?
Vincent Jarousseau : Valérie Igounet avait déjà écrit un ouvrage de référence, "Le Front National de 1972 à nos jours : le parti, les hommes, les idées" (Seuil, 2014). De mon côté, j'avais suivi le Front National en tant que photographe. J'étais intrigué par la sociologie des militants, et j'étais à la recherche de contacts pour pénétrer dans ce parti. J'ai croisé Valérie Inouget lors d'une dédicace, puis on s'est revus plus longuement, et on a décidé de travailler ensemble.
Quel était l'objectif de votre projet ?
Le projet est né en 2014, après les élections municipales, au cours desquelles le FN a gagné plusieurs villes, puis les élections européennes, qui ont vu le FN arriver en tête avec plus de 25 % des suffrages. Dans ce contexte, nous avons pensé qu'il y avait quelque chose à raconter. Le quinquennat de François Hollande était engagé depuis deux ans, on pouvait observer une mutation sociologique de la base électorale du Front National, on a senti qu'il y avait un mouvement de fond important. Cela nous intéressait d'aller voir sur ces territoires qui avaient basculé de ce côté-là, pour comprendre aussi la relation de cet électorat avec ses édiles. Voilà quel était l'objectif en 2014, avec l'idée de faire ce travail jusqu'à la présidentielle.
L'idée était donc d'enquêter sur la gestion de ces villes FN ?
Oui, nous avions choisi trois villes, avec l'idée de focaliser sur la gestion de ces municipalités FN. Et puis en travaillant sur le terrain, on s'est dit qu'il y avait d'autres enjeux, et notamment autour des électeurs FN. C'est un électorat dont on parle peu, et de manière très superficielle, à travers des enquêtes, donc sous forme de chiffres, de pourcentages. Or là, avec l'approche de Valérie Igounet, une historienne qui utilise beaucoup l'oralité, et le travail photographique, c'était une possibilité de parler de cet électorat de manière concrète.
Que cherchiez-vous à montrer de cet électorat ?
Nous nous sommes concentrés sur la représentation. "L'illusion nationale", c'est la mise en images et en paroles de cet électorat. L'idée, c'était de donner à comprendre comment et pourquoi un quart des électeurs sont prêts à donner leurs voix au Front National. Il n'était pas question de juger. Mais de donner à comprendre. A comprendre les gens, mais aussi les territoires. Pour certaines villes comme Hénin-Beaumont, le chômage dépasse 20 %, la pauvreté atteint des pourcentages de 30, 40 %... Donc il était question aussi de s'intéresser à une certaine France, qu'on appelle "périphérique", mais que nous, nous refusons de caractériser de cette manière.
Pourquoi avoir choisi cette forme narrative, très particulière ? Comment l'idée est-elle née ?
Faire un roman-photo, c'est une idée qui m'avait traversé l'esprit dès le début. Mais d'abord cela n'avait jamais été fait, et puis c'est une forme éditoriale complexe à mettre en œuvre. Après 6 mois de travail sur le terrain, nous avons édité un book pour présenter notre projet et nous avons eu la chance de rencontrer Patrick de Saint-Exupéry, qui nous a proposé de publier dans la revue XXI un an à Hayange sous forme de roman-photo. Nous avions la matière car dès le début nous avions enregistré des sons. Je travaillais avec un micro dans la poche, en informant les personnes bien sûr. Le principe était de travailler en confiance : pas de paroles volées. Dès le départ aussi j'ai fait beaucoup de photos. C'est une forme qui nécessite d'engranger énormément d'images. Je pense que c'est un projet qui n'aurait pas pu voir le jour en argentique. Voilà comment le projet a fini par prendre cette forme.
Sur le fond, quel est pour vous l'intérêt de cette forme de narration ?
C'est une forme qui nous a parue pertinente, pour traduire d'abord cet attelage un peu baroque d'un photographe et d'une historienne que nous formions avec Valérie Igounet. Et puis nos méthodes de travail se sont avérées parfaitement compatibles, puisque Valérie Igounet est très axée sur l'oralité. Ensuite cela a demandé à chacun de faire un travail sur soi-même. Pour moi, il fallait accepter que des photos soient rognées, et aussi la présence de bulles sur les photos. Et il a fallu que l'historienne accepte qu'il y ait moins de texte. Mais ce que dit souvent Valérie Igounet, c'est qu'elle a écrit plusieurs livres, de 600, 700 pages, pour un public averti, et que l'on pouvait avec cette forme traiter un sujet populaire, pour un public populaire.
Vous avez passé deux ans dans les villes FN, rencontré les habitants, les élus. Comment s'est passé l'accueil ? Est-ce que vous avez pu tout faire ?
Les journalistes sont habituellement la cible de la "fachosphère". Mais nous, nous avions un propos différent de celui des journalistes. Complémentaire, mais différent. Notre méthode a été de tisser une relation de confiance, qui passe d'abord par le temps consacré. Je suis allé une vingtaine de fois dans chacune des villes. Et donc au bout d'un moment, on fait partie du paysage, et à partir de ce moment-là on devient légitime. Ensuite sur place, pas d'entourloupe. On a enregistré la parole des gens, et on s'est engagés à tout soumettre avant publication. C'était une manière de nous protéger, et aussi d'être crédibles. On avait des dizaines d'heures d'enregistrement pour chaque protagoniste, et il a fallu ramener cela à 4 pages et quelques bulles pour chaque individu. Donc, c'est ce qui s'est passé pour 98 % de ce qui est transcrit dans le livre, avec quelques amendements mais qui sont vraiment restés à la marge.
Comment les habitants et les élus des différentes villes ont-ils réagi à la lecture du livre ?
Nous avons présenté le livre dans les différentes villes, lors de réunions publiques. L'accueil a été variable, mais plutôt bon. A Hayange, le maire n'a pas voulu assister à la présentation. Il est manifestement mécontent. Il n'y avait aucun membre de son équipe. Il avait sans doute donné des consignes. A Hénin-Beaumont en revanche, c'était plein à craquer. Il y avait les élus de la majorité, mais aussi des élus communistes et socialistes, et chacun s'est exprimé, a dit ce qu'il avait à dire, et les gens se sont écoutés mutuellement.
Votre livre est un livre politique ?
Nous avons notre point de vue sur la politique. Nous ne cachons pas que nous sommes plutôt des militants de gauche. Mais là, il s'agissait de faire une analyse. On était là pour rapporter une parole qui en elle-même dit quelque chose. Certains élus de l'opposition ont mal réagi, d'anciens élus communistes. Chaque fois on nous demande "c'est pour ou contre?". Mais ce n'est pas notre propos, et cela en fait un livre inconfortable pour l'opposition. Inconfortable pour les uns et pour les autres car il n'est pas là pour conforter des positions. C'est un livre qui permet de poser un certain nombre de questions. Et c'est d'ailleurs pour cette raison que nous l'avons envoyé à tous les candidats à la présidentielle. Car c'est un livre qui montre de manière concrète une certaine réalité. C'est un livre pour combattre le Front national, et nous ne nous en cachons pas, mais à notre manière à nous.
Et les personnes qui s'expriment dans votre livre, comment ont-elles réagi ?
Ils ont souvent exprimé de la satisfaction. Il y en a même un qui nous a dit que si son père était encore vivant, il aurait été fier de le voir dans ce livre. Nous avons vraiment travaillé sur la représentation. Il s'agit d'une réflexion sur la manière dont on parle de ces gens. Et là, ils se reconnaissent, et c'est très important. Il y avait une certaine fierté à apparaître, à devenir visible. Autant du côté des élus que des électeurs. Il y a là une résonance avec ce que Marine Lepen appelle elle-même les "invisibles". La question de l'image est très importante. Dans le Nord et dans l'Est, notamment, cette question de la représentation de la classe ouvrière est très importante. Il faut savoir que la classe ouvrière ne compte que pour 2 % dans la représentation de la population (au cinéma, dans les publicités, à la télévision…). Et quand elle est présente, c'est pour être moquée… En gros si on n'est pas jeune, branché, urbain, et qu'on ne fait pas partie d'une certaine catégorie de métier, on est représenté pour être "moqué"… Les gens finissent par réagir. Donc cette question de l'estime de soi est primordiale. Il y a aussi évidemment ce sentiment d'abandon, de promesses non tenues, et c'est aussi pour cela que le livre s'appelle "L'illusion nationale". Il renvoie à une désillusion par rapport à la classe politique traditionnelle. Dans le livre on ne met pas en cause le constat que font les gens. Ils ont raison sur le constat. C'est difficile de leur en vouloir. Mais il s'agit de montrer que les solutions sont illusoires. Les personnes que nous avons rencontrées ont senti que nous respections leur parole. Et donc avec eux, nous avons construit autre chose. Et du coup cette expérience a aussi joué en miroir pour les personnes que nous avons questionnées.
Traduire tout cela sous forme de roman-photo c'était un défi ?
Oui, c'était un choix osé. Et la publication dans la revue XXI, 11 pages en forme de roman-photo a été très instructive. On ne voulait pas tomber dans la caricature, dans le mépris de classe. On a donc réfléchi avec notre éditeur, qui est aussi un éditeur BD (Les Arènes). Et nous avons opté pour une approche sérieuse et rigoureuse. Donc c'est un roman-photo dont on a détourné les codes, que l'on pourrait appeler un "docu-photo".
Pendant ces deux ans, qu'est-ce qui vous a frappé le plus ?
Ce qui nous a frappés le plus, ce qui est vraiment bluffant, c'est la capacité de ces maires inexpérimentés, élus pour certains de manière très serrée, à la limite de la légitimité, à garder une base solide de fidèles. Si il y avait des élections demain, ils seraient sans doute réélus. Il y a eu une politique coordonnée au niveau national : baisse des impôts (au prix d'une baisse des investissements pour la ville bien sûr), et des mesures "cosmétiques", un gros travail sur les marqueurs du FN : la sécurité, par exemple, et aussi un gros travail de communication autour de fêtes symboliques, qui déplacent la presse parisienne, comme la fête du cochon à Hayange. Une certaine politique du scandale, aussi, bien entretenue. Pour ce qui est de l'élection présidentielle, il me semble que le Front National a une base électorale très solide qui devrait leur assurer d'être au second tour. En revanche, au second tour, la capacité est limitée il me semble. On le voit bien sur le terrain, même dans des villes où le Front National est très ancré, il y a un réflexe républicain. On l'a vu à Hénin-Beaumont aux régionales, un électorat capable de se déplacer au second tour pour faire barrage.
"L'illusion nationale", Valérie Igounet et François Jarousseau (Les Arène - XXI - 168 pages, 22,90 euros)
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