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"L'amour après", Marceline Loridan-Ivens ouvre "sa valise d'amour"
Marceline Loridan-Ivens, 89 ans, cinéaste, déportée à 15 ans à Auschwitz, signe avec Judith Perrignon, "L'amour après" (Grasset), un livre dans lequel elle ouvre "sa valise d'amour", pleine des souvenirs épistolaires de toutes sortes, lettres, notes, petits mots, que les hommes de sa vie lui ont adressés. Un livre solaire et sensuel, écrit dans une langue d'une jeunesse éclatante.
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L'histoire : "J'ai perdu la vue à Jérusalem. Ça n'a rien à voir avec Dieu, je n'y crois pas. Mais ça n'est pas arrivé n'importe où, pas dans n'importe quel décor, c'est arrivé là-bas, comme ça, d'un seul coup. Et je n'ai pu m'empêcher d'y chercher un sens, un signe. Je cherche encore".
Marceline Loridan-Ivens, 89 ans, calme l'angoisse de cette brutale cécité en fumant des joints dans sa chambre d'hôtel. Le lendemain, en sortant de l'hôpital, elle veut aller déjeuner au restaurant pour déguster des petits calamars frits, qui lui rappellent ses sorties avec son père le dimanche. Une fois sur place, elle boit du vin blanc, puis danse avec un jeune homme. Le personnage est campé.
L'opération pour réparer la vue à son retour ramène un peu de lumière dans ses yeux "mais les lignes ne sont plus droites et les visages pas nets, je devine leurs mouvements, leurs sourires, mais pas les détails". Cette plongée inattendue dans le flou occasionne un repli vers l'intérieur. "Je lis avec mes souvenirs, mes yeux faibles, mes colères, et je relis, je fouille chez moi, puisque dehors m'est devenu indéchiffrable". C'est comme ça que Marceline Loridan-Ivens ouvre la valise. "Une vieille valise à laquelle je n'avais pas touché depuis plus de cinquante ans".
Marceline Rozenberg est née en 1928 à Épinal, dans les Vosges, fille de juifs polonais émigrés en France en 1919. A 15 ans, elle est arrêtée par la Gestapo avec son père, et déportée Auschwitz-Birkenau. Elle part dans le convoi 71 du 13 avril 1944, le même que Simone Veil, le même qu'Anne-Lise Stern.
Pourtant elle se lance, effrayée. "Ça ne m'intéressait pas, ça me faisait peur, mais bien au-delà de la crainte de la première fois, bien au-delà du risque de tomber enceinte, je fuyais mon propre corps, sa mise à nu, à jamais associée pour moi à l'ordre d'un nazi, à son regard humiliant tandis qu'on nous rasait la tête et le sexe, à son verdict : la mort ou le sursis".
"Qu'avais-je cherché à allumer dans le regard de ces hommes sinon la certitude d'être vivante?", questionne Marceline Loridan-Ivens. Il lui faudra du temps avant d'accepter de s'abandonner. Sa valise d'amour est pleine de "mots enflammés signés d'hommes dont la disparition n'a laissé aucun trou", dit-elle. "Une valise pleine d'hommes au supplice, qui réclament un message, des nouvelles", que Marceline laisse se languir, non par plaisir. "Si je ne viens pas, si je recule, si je pose des lapins, c'est que je ne suis pas nette, pas franche, je n'ai pas grand-chose à donner et je ne sais pas le donner, je ne sais pas lâcher prise, je n'aime pas qu'on me touche, je n'aime pas me déshabiller. Sans qu'ils le sachent, et sans que je le sache non plus d'ailleurs, je déposais mon passé mon impasse, ma dureté entre leurs mains, même brièvement. Ce que l'on met de soi en l'autre est tellement plus vaste qu'on ne croit". Georges Perec en fait les frais.
Longues lettres, petits mots griffés sur des petits bouts de papiers, mots d'hommes dont elle ne se souvient pas, mots d'amour de ses maris, missives de son petit frère (suicidé), de ses sœurs (l'une d'entre elle aussi s'est suicidée), de ses amis... Chaque fragment exhumé de la valise d'amour charrie des souvenirs, déclenche la confidence, provoque l'écriture, construit le récit de ce voyage dans le temps, dont l'axe reste à jamais fixé sur la déportation.
Elle entre comme "ronéoteuse" dans un cabinet de conseil avant de se faire une place comme enquêtrice ("c'était mieux payé"). Elle s'engage, au PC (avant de démissionner), contre la guerre en Algérie, voyage jusqu'en Chine, se lance dans le cinéma en jouant son propre rôle dans "Chronique d'un été" le film de "cinéma vérité" de Jean Rouch et Edgar Morin. Elle réalise en 1962 avec Jean-Pierre Sergent son premier film, "Algérie année zéro" (1962). Elle en fera plusieurs avec celui qui deviendra son second mari, "son grand amour", le réalisateur de documentaires Joris Ivens.
Quand Simone meurt Marceline pleure. "Là-bas, quand l'une de nous mourait, on l'oubliait, on ne pleurait pas. Le deuil n'existait pas. Nous étions les miroirs les unes des autres. Je m'accrochais aux regards des plus déterminées d'entre nous. Maintenant qu'elle n'est plus là, je sens bien que je pleure de l'intérieur. Je l'ai dit au cimetière : nous nous sommes rencontrées pour mourir ensemble."
Ces mots sont enfouis dans la valise, couchés sur un papier jauni comme les autres. "Pourquoi avoir gardé ce mot", se demande Marceline Loridan-Ivens. "Pour un jour le glisser dans la machine à lire des malvoyants, poser la demi-feuille jaunie sur la surface vitrée, mon encre noire sous la forte lumière, mes mots secrets sous la puissante loupe, et me dire : J'ai continué. J'ai même fini par écrire ce qui m'est arrivé. Alors tu vas continuer, jeune femme, te laisser porter par les courants, les combats, le désir des hommes. Et le jour où tu deviendras une vieille dame aveugle, tu seras plus forte que n'importe qui, tu trouveras un jeune homme pour te faire danser."
Que dire de plus ? Si ce n'est vous inviter à lire ce livre, un texte d'une grande poésie écrit avec la complicité de Judith Perrignon, qui vous envahira de l'incroyable force vitale de Marceline Loridan-Ivens, femme libre.
"L'amour après", Marceline Loridan-Ivens (Grasset - 157 pages – 16 €)
Marceline Loridan-Ivens, 89 ans, calme l'angoisse de cette brutale cécité en fumant des joints dans sa chambre d'hôtel. Le lendemain, en sortant de l'hôpital, elle veut aller déjeuner au restaurant pour déguster des petits calamars frits, qui lui rappellent ses sorties avec son père le dimanche. Une fois sur place, elle boit du vin blanc, puis danse avec un jeune homme. Le personnage est campé.
L'opération pour réparer la vue à son retour ramène un peu de lumière dans ses yeux "mais les lignes ne sont plus droites et les visages pas nets, je devine leurs mouvements, leurs sourires, mais pas les détails". Cette plongée inattendue dans le flou occasionne un repli vers l'intérieur. "Je lis avec mes souvenirs, mes yeux faibles, mes colères, et je relis, je fouille chez moi, puisque dehors m'est devenu indéchiffrable". C'est comme ça que Marceline Loridan-Ivens ouvre la valise. "Une vieille valise à laquelle je n'avais pas touché depuis plus de cinquante ans".
Marceline Rozenberg est née en 1928 à Épinal, dans les Vosges, fille de juifs polonais émigrés en France en 1919. A 15 ans, elle est arrêtée par la Gestapo avec son père, et déportée Auschwitz-Birkenau. Elle part dans le convoi 71 du 13 avril 1944, le même que Simone Veil, le même qu'Anne-Lise Stern.
"L'amour après" Auschwitz
En rentrant, Marceline a à peine 18 ans, l'âge des premières amours. Comment aborder "L'amour après" ? "Jamais je n'y ai pensé là-bas. L'amour était une contrée inconnue. J'avais à peine frémi avant mon arrestation", se souvient Marceline Loridan-Ivens. "À peine arrêtée ces sujets-là se sont envolés, mes règles ne sont plus venues. J'étais un très jeune bourgeon que la guerre avait gelé sur pied. Et pour longtemps."Pourtant elle se lance, effrayée. "Ça ne m'intéressait pas, ça me faisait peur, mais bien au-delà de la crainte de la première fois, bien au-delà du risque de tomber enceinte, je fuyais mon propre corps, sa mise à nu, à jamais associée pour moi à l'ordre d'un nazi, à son regard humiliant tandis qu'on nous rasait la tête et le sexe, à son verdict : la mort ou le sursis".
"Qu'avais-je cherché à allumer dans le regard de ces hommes sinon la certitude d'être vivante?", questionne Marceline Loridan-Ivens. Il lui faudra du temps avant d'accepter de s'abandonner. Sa valise d'amour est pleine de "mots enflammés signés d'hommes dont la disparition n'a laissé aucun trou", dit-elle. "Une valise pleine d'hommes au supplice, qui réclament un message, des nouvelles", que Marceline laisse se languir, non par plaisir. "Si je ne viens pas, si je recule, si je pose des lapins, c'est que je ne suis pas nette, pas franche, je n'ai pas grand-chose à donner et je ne sais pas le donner, je ne sais pas lâcher prise, je n'aime pas qu'on me touche, je n'aime pas me déshabiller. Sans qu'ils le sachent, et sans que je le sache non plus d'ailleurs, je déposais mon passé mon impasse, ma dureté entre leurs mains, même brièvement. Ce que l'on met de soi en l'autre est tellement plus vaste qu'on ne croit". Georges Perec en fait les frais.
Longues lettres, petits mots griffés sur des petits bouts de papiers, mots d'hommes dont elle ne se souvient pas, mots d'amour de ses maris, missives de son petit frère (suicidé), de ses sœurs (l'une d'entre elle aussi s'est suicidée), de ses amis... Chaque fragment exhumé de la valise d'amour charrie des souvenirs, déclenche la confidence, provoque l'écriture, construit le récit de ce voyage dans le temps, dont l'axe reste à jamais fixé sur la déportation.
Sa vie "balagan" et engagée
Commence sa vie "balagan" (désordonnée en hébreu), comme elle l'avait qualifiée dans son livre autobiographique publié en 2008. Une vie de combats, d'engagement, de liberté. En rentrant d'Auschwitz, elle veut apprendre. Dans le Saint-Germain de l'après-guerre, la rousse flamboyante vêtue de couleurs vives et de pantalons demande "à tous les artistes et intellos du périmètre" ce qu'il faut lire. Les listes sont là, dans la valise. "Je construisais une bibliothèque imaginaire devant moi, un peu comme on pave un chemin. En me déportant, on m'avait aussi arrachée à l'école, et je préférais me pencher sur ce que je n'avais pas appris que sur ce que j'avais vécu". On lui conseille Gracq, Faulkner.Elle entre comme "ronéoteuse" dans un cabinet de conseil avant de se faire une place comme enquêtrice ("c'était mieux payé"). Elle s'engage, au PC (avant de démissionner), contre la guerre en Algérie, voyage jusqu'en Chine, se lance dans le cinéma en jouant son propre rôle dans "Chronique d'un été" le film de "cinéma vérité" de Jean Rouch et Edgar Morin. Elle réalise en 1962 avec Jean-Pierre Sergent son premier film, "Algérie année zéro" (1962). Elle en fera plusieurs avec celui qui deviendra son second mari, "son grand amour", le réalisateur de documentaires Joris Ivens.
"Nous étions du même transport, du même quai, du même camp. Nous étions des femmes dures"
Dix ans après le retour des camps, Marceline Loridan-Ivens croise par hasard Simone Veil dans la rue, n'ose pas répondre à son invitation, pensant qu'elles ne sont pas du même monde, la recroise quelques années plus tard, accepte cette fois d'aller chez elle. Elles ne se quitteront plus. "En politique, nous n'étions pas du même bord, mais qu'est-ce qu'un bord, sinon une rive d'où l'on écoute et interprète le bruit du monde ? Nous étions du même transport, du même quai, du même camp. Nous étions des femmes dures. La politique, la vie, les hommes traversaient nos discussions mais nous étions des confidentes de l'Avant, nous revenions vers les camps ensemble, parfois même en souriant ou en rigolant au détour d'un souvenir."Quand Simone meurt Marceline pleure. "Là-bas, quand l'une de nous mourait, on l'oubliait, on ne pleurait pas. Le deuil n'existait pas. Nous étions les miroirs les unes des autres. Je m'accrochais aux regards des plus déterminées d'entre nous. Maintenant qu'elle n'est plus là, je sens bien que je pleure de l'intérieur. Je l'ai dit au cimetière : nous nous sommes rencontrées pour mourir ensemble."
Continuer, écrire, danser
Se tourner vers l'avenir. Se jeter dans les bras des hommes. Vivre. Quand Marceline rentre des camps elle ne veut pas raconter. "À quoi bon en rendre compte ! Non décidément je n'écrirai pas… Il ne faut pas, il faut continuer (…) La jeune fille qui interrompt la survivante : 'Tais-toi, tout dire c'est mourir'. Elles cohabitent dans le même corps, l'une cherche la vie, l'autre flirte encore avec la mort. Il m'a fallu du temps pour les réconcilier."Ces mots sont enfouis dans la valise, couchés sur un papier jauni comme les autres. "Pourquoi avoir gardé ce mot", se demande Marceline Loridan-Ivens. "Pour un jour le glisser dans la machine à lire des malvoyants, poser la demi-feuille jaunie sur la surface vitrée, mon encre noire sous la forte lumière, mes mots secrets sous la puissante loupe, et me dire : J'ai continué. J'ai même fini par écrire ce qui m'est arrivé. Alors tu vas continuer, jeune femme, te laisser porter par les courants, les combats, le désir des hommes. Et le jour où tu deviendras une vieille dame aveugle, tu seras plus forte que n'importe qui, tu trouveras un jeune homme pour te faire danser."
Que dire de plus ? Si ce n'est vous inviter à lire ce livre, un texte d'une grande poésie écrit avec la complicité de Judith Perrignon, qui vous envahira de l'incroyable force vitale de Marceline Loridan-Ivens, femme libre.
"L'amour après", Marceline Loridan-Ivens (Grasset - 157 pages – 16 €)
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