L'humour et la religion, des noces funèbres
1973, ce n’est pas si loin. Cette année-là, le magazine pour adolescents Pilote publiait dans ses pages, des planches signées Gotlib et intitulées « God’s club ». Elles devaient ensuite paraître dans une édition de la « Rubrique à brac ». On y voyait quelques dieux faire bombance, plaisanter, se moquer les uns des autres puis regarder un film pornographique, érections à l’appui, et faire semblant d’en être choqués. Il y avait là Zeus, Gaston Jéhovah, Jésus Christ, Louis Bouddha, Pierre Odin et Claude Allah. De quoi affoler, si l’avait fallu, plus des trois-quarts de la planète.
Et que pensez-vous qu’il se produisit ? Rien. Pilote ne fut pas incendié par qui que ce soit, Aucune troupe ne fut postée aux abords des délégations françaises à l’étranger et Gotlib a pu continuer, sans être inquiété, à boire son café dans son bistrot parisien préféré. A la même époque Coluche riait des rites catholiques, commentant une course de processions à la manière de Léon Zitrone, Monsieur tiercé de ces années-là.
1973-2012.
Moins de quarante années sont passées. Une paille à l’échelle religieuse. Entre temps, Jean-Edern Hallier a pu écrire son « Evangile du fou », mélangeant humour et sainteté. Les Monty Python ont pu montrer en 1979 leur vie de Brian, histoire décalée d’un prophète qui ressemblait fichtrement à Jésus. Puis Martin Scorsese, pourtant strictement respectueux des Ecritures et éloigné de tout humour a porté à l’écran en 1988 « La dernière tentation du Christ ». Les catholiques intégristes montèrent au créneau, incendièrent des cinémas dont un ne rouvrit jamais, ils causèrent la mort d‘une personne et 14 autres furent blessées.
Entre Gotlib et Charb, le patron de Charlie Hebdo et auteur des caricatures publiées en ce mois de septembre 2012, un peu plus de trois lustres se sont écoulés. Trente neuf années au cours desquelles, peu à peu, la religion a quitté le domaine de la foi pour rejoindre celui du politique. Quelle que soit leur religion, ceux qui l’ont permis ou le permettent ont pris le risque de désacraliser son expression, en quelque sorte de la faire tomber dans le domaine public séculier, de la soumettre à la critique, voire à l’humour.
Mais que l’on ne s’y méprenne pas, ce n’est pas que l’on en rie qui affecte de choquer ceux qui sont prêts à tuer, et parfois à mourir sur commande. Ce qui fait prétexte à toute réaction, c’est la simple représentation par d’autres que ceux qui s’en ressentent le droit unique et imprescriptible. La meilleure preuve en est que l’affaire des caricatures de Mahomet, la première comme celle qui occupe l’actualité aujourd’hui, a vu se former une coalition des religieux de toutes obédiences. S’agit-il vraiment pour eux de défendre les tenants d’une foi qu’ils auraient pu dans un passé pas si lointain ou dans des contrées pas si lointaines combattre armes à la main ? Non, bien sûr, il s’agit davantage de protéger, à travers celui de leur voisin de croyance, leur propre pré carré.
Et l'humour ?
L’humour est un luxe incompatible avec tout extrémisme surtout religieux, dans la mesure où il commence par imposer une distance entre soi et sa propre interprétation du monde et de la réalité. Pierre Desproges disait à son époque, pas si lointaine non plus « On peut rire de tout, mais pas avec tout le monde ». En prononçant cette phrase de bon sens celui qui, bien que malade pouvait rire du cancer, n‘anticipait pas la mondialisation. Aujourd’hui une plaisanterie en page 5 d’un journal vendu à quelques milliers d’exemplaires peut mettre le feu à la planète. Une bêtise filmée par un tenant d’un autre extrémisme peut provoquer la mort de dizaines de personnes à des milliers de kilomètres. Une nouvelle illustration tragique celle-ci, de l’effet papillon.
Censure et autocensure.
Contesté ou non, Charlie Hebdo fait son travail en s’inspirant de l’actualité et en publiant des dessins inspirés des événements qui secouent le monde. L’humour et la dérision à partir des faits d’actualité forment aujourd’hui son fond de commerce officiel, comme celui de Coluche autrefois. Le choix de ses sujets se fait sur des critères éditoriaux. On ne peut pas dire, "je ris de ceci mais pas de cela" ou encore "je rirai dans 15 jours de ce qui fait l'actu aujourd'hui" La fièvre des extrémistes islamistes est dans l’actualité, qui peut imposer à Charlie Hebdo de faire l’impasse dessus et sur quels arguments dans un état dont il faut rappeler qu’il est laïque ?
La question de qualité des dessins n’est même pas importante. Nombre de ceux qui les vouent aux gémonies ne les ont même pas regardés. Les incendiaires des locaux de Charlie Hebdo pour les mêmes raisons fin 2011 avaient-ils eux-mêmes vu les images vilipendées ?
Et Malraux ?
La vraie question, celle qui se pose en filigrane bien épais est désormais la suivante : un journal satirique, un pamphlétaire, un humoriste, un créateur doit-il s’interdire de s’exprimer parce que son propos pourrait déclencher des foudres extrémistes ou lancer sur ses compatriotes des hordes de fondamentalistes armés ?
Il n’est pas question d’apporter ici une réponse à cette question. Elle montre cependant que tout ce que le monde développé tenait pour acquis il y a encore quelques décennies (l’avancée de la démocratie et la victoire des Lumières, par exemple) reste toujours à défendre. Elle montre aussi que la phrase célèbre d’André Malraux « Le 21e siècle sera religieux ou il ne sera pas », devait être lue à de multiples niveaux.
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