Cet article date de plus de deux ans.

Eva Ionesco raconte sa pré-adolescence tourmentée durant les années Palace dans son roman "Les enfants de la nuit"

A un âge d'une précocité insensée, Eva Ionesco a connu l'ivresse du Paris de la fin des années 70 où tout semblait permis, drogues, fêtes, sexe et violences compris. Enfant abusée par sa mère, elle raconte son éclosion auprès d'une bande d'amis fidèles avec lesquels elle a fait les quatre cent coups.

Article rédigé par Laure Narlian
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
L'autrice et réalisatrice française Eva Ionesco, à Paris en septembre 2017. (JOEL SAGET / AFP)

Avec ce second roman autobiographique, après Innocence (2017), Eva Ionesco continue à sonder ses souvenirs, ceux de sa pré-adolescence chaotique, tentant une nouvelle fois de transformer le plomb des abus et des abîmes en or littéraire. En 1976, Eva Ionesco, que sa mère Irina photographie depuis ses quatre ans dans des poses suggestives, quand elle ne la fait pas tourner dans des films érotiques, vient d’avoir onze ans et porte des talons de 10 cm qui la font se sentir "femme". Dès les premières pages, elle raconte comment sa mère l’avait offerte un soir à Roman Polanski, qui, la trouvant trop jeune, congédia mère et fille.

Esseulée, blessée et déjà abîmée, Eva n’est pas encore sortie de l’enfance qu’elle pense déjà au suicide et n’a qu’un seul souhait à son entrée en classe de sixième au lycée Paul Valéry, dans son quartier de la porte Dorée : trouver un ami, un amour.

Une bande d'ados mondains surnommés "les castors juniors"

Cet ami providentiel, ce sera Christian, 13 ans, le futur chausseur Christian Louboutin, élève lui aussi peu assidu du même lycée. "J’ai compris qu’il était cet ami que j’attendais depuis toujours et qu’avec lui je m’évaderais de mon enfance que je haïssais". Une amitié qui dure toujours 45 ans plus tard, et à laquelle s’ajoute très vite Vincent Darré, futur styliste et décorateur, noyau d’une petite bande de très jeunes gens surnommés les castors juniors, avec laquelle elle va faire les quatre cent coups.

Fascinés par les stars d’Hollywood, compulsant avec délice les vieux magazines Ciné Revue et Ciné Monde pour s’imprégner de leur esthétique, ces jeunes ados s’habillent soigneusement pour sortir, attirés par les lumières troubles de la nuit. Ils dansent, boivent et s’amusent au Sept, au Gibus, à la Main bleue mais aussi à La Coupole. Ils font les poches des bourgeois pour s’offrir des taxis et prennent peu à peu tout ce qui traîne en matière de drogue.

On croise dans leurs échappées frénétiques quantité de personnalités, Andy Warhol, Pierre Bergé, Karl Lagerfeld, Farida Khelfa, Edwige "la reine des punks", Marie-France, Serge Kruger et la designeuse Andrée Putman qui les appelle "mes bébés d’amour" "de sa voix gutturale d’espionne du KGB". Sans compter l’omniprésent Alain Pacadis, journaliste semi-clochard défoncé aux dents gâtées qui traîne son spleen et leur donne des cartons d’invitation pour des vernissages, concerts et autres cocktails de mode. "Si jeunes et déjà si mondains", ils assistent aux défilés d’Yves Saint Laurent et aux fêtes Kenzo et sont bien entendu présents à l’ouverture fiévreuse du Palace en 1978 et aux folles soirées de la boîte de la rue du faubourg Montmartre emblématique de l’époque.

Eva Ionesco et Alain Pacadis posent en 1978 à l'entrée du Palace (Paris, France). (PATRICK SICCOLI/SIPA)

Ivresse de jouer avec le feu dans un Paris de fête et de violence

Pressée de perdre sa virginité, amoureuse de Christian qui n’aime que les garçons, Eva raconte sa "première fois" avec un rocker à la noix, Gene, qui s’est aussi tapé sa mère. Elle a onze ans et lui 25. Avant, il lui tend un cachet, "un somnifère pour éléphant, si tu bois de l’alcool avec, ça te met juste bien." Elle michetonne ensuite sur les Champs-Elysées, se prostitue avec curiosité, joue avec le feu, s’amuse en sans culotte à pisser debout, la robe relevée, devant le salon de thé chic Angelina. "Notre jeunesse permettait toutes les insolences, ce qui était glauque ou limite devenait drôle et salutaire en bande", se souvient-elle.

Rien de franchement joyeux pour autant. Car, par-delà l'euphorie de la jeunesse et d'une certaine époque, et malgré une certaine naïveté à défaut d'innocence, l'autrice partage au travers de son expérience l’envers du décor, les dessous peu reluisants du mythe d'un Paris insouciant et fêtard. C’est la particularité de l’écriture d’Eva Ionesco de nous embarquer dans un Paris à la fois restitué de ces années-là (la façon de parler, de penser - loin du politiquement correct -, en plus des lieux, des célébrités et des événements) tout en étant très personnel, vu par un prisme cash et désenchanté, un "no future" jamais plaintif. Un style qui mêle dialogues directs, observations sans fard, souvenirs crus, fulgurances façon punchlines et longues phrases poétiques et surréalistes, un peu déroutantes au début, dont la singularité finit par gagner le lecteur.

Si Eva Ionesco semble sans rancune, ne vitupère contre personne excepté contre sa mère maquerelle, elle n’est dupe de rien. "En cette fin des années 1970, la pédophilie mollement poursuivie commençait à peine à se couvrir de pudeur pour plus tard devenir l’intérêt vivace de politiciens, de personnalités entre deux rives et l’apanage d’hommes de lettres, une ribambelle de fins limiers et de faux prophètes drapés de pop culture. La pédophilie n’a jamais disparu mais proliféré car, bien plus qu’un penchant interdit, elle est une véritable manne pour qui sait s’en servir", constate-t-elle froidement.

L'ombre des services sociaux sur la femme en devenir

C’est pourtant elle, l’enfant abusée, qui risque gros. Par peur de tout gâcher elle ne s'en ouvre à aucun de ses amis, mais la Protection de l’Enfance, alertée par sa déscolarisation et les agissements de sa mère, menace de l’enfermer dans un centre d’accueil de la DDASS jusqu’à ses dix-huit ans. L’horreur pour elle qui commence enfin à vivre et à s’émanciper. A cet égard, le portrait de l’assistante sociale Mme Chenu, personnage à la fois menaçant et bienveillant, donne lieu aux passages les plus drôles, malgré la gravité des enjeux.

Deux obsessions traversent ce parcours initiatique qui est aussi une ode à l'amitié : la quête éperdue de l’amour et la volonté farouche de devenir une femme. Eva Ionesco découvre avec stupéfaction vers la fin du livre que la jeune fille en elle existe bel et bien "malgré tous les dommages", et que la femme en devenir est "abîmée, fragile mais pas détruite." Et même fleur bleue. "Je mérite la volupté, l’amour, le partage, je veux être la proie d’un homme tout entier vivant et me fondre dans ses bras dans un mouvement aussi intime que le sommeil", implore-t-elle. Le livre nous la laisse au seuil de l'amour fou. Elle a treize ans.

La couverture du roman d'Eva Ionesco "Les enfants de la nuit", paru chez Grasset en mars 2022. (GRASSET)

Eva Ionesco "Les enfants de la nuit" (Grasset, 448 pages, 24 €)

Extrait, page 178 : 
"Nous cherchions hardiment la baraque à Marcelle, elle tenait une des caravanes de strip-tease des rues, elle n’employait pas que Betty mais aussi Paquita et paraît-il autorisait sous le manteau les mineures à s’exhiber. J’y songeais en furetant le nez au vent, c’était l’occasion de m’acheter mon propre vélomoteur, à moi la liberté. N’étant plus une fillette comme les autres puisque ma mère m’avait corrompue et souillée, la fange me protégeait et je ne la craignais pas, pour certains elle n’était que valeur esthétique, louvoiement sordide, pour moi elle détenait des vertus morales, j’y retrouvais une forme de fraternité, un équilibre tacite, une humanité."

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.