"La réputation" : une enquête sur la fabrique des "filles faciles" menée en immersion dans la ville de Creil

Avec "La réputation", Laure Daussy, journaliste à Charlie Hebdo, revient sur l'histoire de Shaïna, cette adolescente brûlée vive à Creil en 2019. Pendant un an, elle a interrogé des femmes, mais aussi des hommes, jeunes et moins jeunes, pour comprendre comment s'était forgée une rumeur de "fille facile", pouvant mener jusqu'à l'assassinat.
Article rédigé par Carine Azzopardi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 4 min
La journaliste Laure Daussy (@ HANNAH ASSOULINE)

Laure Daussy a été l'une des rares journalistes à suivre intégralement le procès de l'assassin de la jeune Shaïna dont le verdict est tombé en juin 2023. Cette adolescente de 15 ans avait été poignardée puis brûlée vive par son petit ami. Un féminicide épouvantable, ayant rejoint depuis la cohorte des faits divers. Comment, dans la France de 2019, une jeune fille qui avait la vie devant elle avait-elle pu subir un tel sort ? S'est demandé la journaliste. Pour tenter de le comprendre, elle est allée arpenter les différents quartiers de Creil, et a donné la parole à des dizaines de témoins, d'amis, de proches et de moins proches. La réputation. Enquête sur la fabrique des "filles faciles", est paru le 5 octobre 2023 aux éditions Les Échappés (224 pages, 19€50).

L'histoire : A 13 ans, Shaïna rencontre Ahmed, 14 ans, sur Snapchat. Au départ, il se montre attentionné et gentil. Mais quelques semaines plus tard, il veut obtenir d'elle des photos de nus. Par peur, l'adolescente va faire ce que lui demande son petit ami. Le début d'un engrenage. À partir de ce moment-là, se construit une réputation de "fille facile", qui ira jusqu'au viol, puis à l'assassinat, deux ans plus tard.

Laure Daussy a longtemps hésité avant de travailler sur le sujet. Elle l'avoue elle-même : "J'ai d'abord fui ce sujet." Bouleversée, révoltée, elle se sentait impuissante face à cette situation. Qu'écrire de plus que ce qui avait déjà été dit sur cette affaire ? Comment parler à cette famille si digne, anéantie après une telle tragédie ? D'autant que lorsqu'elle échange sur ce sujet avec d'autres amies féministes, la question agace : "Des violences sexuelles et des féminicides, il y en a dans tous les milieux", s'entend-elle répondre. La spécificité de cette affaire sent le soufre, en effet : "Le drame de Shaïna contient tout ce qui peut être instrumentalisé. Une jeune femme dans une cité, agressée par des adolescents issus de l'immigration, puis assassinée deux ans plus tard par un autre garçon de son quartier. Des candidats d'extrême droite se sont d'ailleurs emparés de l'affaire. Des chercheuses spécialistes du genre ont refusé de me parler, gênées de "stigmatiser" les banlieues." Qu'à cela ne tienne, Laure Daussy tisse patiemment des liens, des portes finissent par s'ouvrir, des confidences par être faites, pour dessiner enfin "la spécificité des violences que ces femmes subissent."

N'éluder aucune question

Creil est une ville de l'Oise, mais a longtemps été considérée comme une ville de la banlieue parisienne. L'histoire en retient l'affaire du foulard, en 1989, partie justement du même collège qu'a fréquenté Shaïna. Une histoire dont, ici, personne ne se souvient trente ans plus tard. La journaliste retrace le parcours de l'adolescente après son viol, le courage avec lequel elle a fait appel avec ses parents à la justice de son pays. Une justice qui n'a pas été au rendez-vous. L'impunité a-t-elle donné des ailes à ces garçons ? Toujours est-il qu'elle est le début d'un engrenage. Considérée comme une fille facile, Shaïna, à 13 ans, devient une adolescente qu'on peut ne pas respecter. Même l'une de ses amies ira jusqu'à témoigner devant les policiers de la mauvaise réputation de sa copine. Nulle solidarité entre filles : ce sont les lois les plus machistes qui prévalent et qui s'imposent à tous. Aujourd'hui encore, le grand frère de Shaïna, Yasin, raconte les interjections hideuses dont il est victime dans le quartier : "C'est ta sœur qui a été cramée ?", lui lance-t-on.

Laure Daussy n'a pas voulu verser dans la facilité, mais s'installer, comprendre le territoire sur lequel elle écrivait, comprendre le contrôle social dont sont victimes ses habitants, et surtout ses habitantes. Elle n'élude aucun sujet, ni la montée d'une version rigoriste de l'islam qui exerce une influence sur la place allouée à la femme, ni les contradictions de certaines féministes. Surtout, elle recueille patiemment et sans tabou la parole de tous. Une parole brute, parfois stupéfiante, toujours éclairante.

Couverture de "La réputation : enquête sur la fabrique des filles faciles", de Laure Daussy (@ Les échappés)

La réputation. Enquête sur la fabrique des "filles faciles", de Laure Daussy, est paru le 5 octobre 2023 aux éditions Les Échappés (224 pages, 19€ 50).

Extrait : "On ne naît pas fille facile, on le devient. Par la pression des réputations, qui œuvrent, comme une épée de Damoclès, pour décider de ce qui est respectable ou non. Comme une échelle à l'aide de laquelle sont évaluées les filles sur le marché du couple et du mariage. On devient "fille facile" pour un rien, pour une attitude un peu plus "libre", un vêtement un peu plus "dénudé", ou même après avoir été victime d'un viol.
À Creil, ces réputations se fabriquent dans un contexte de repli identitaire, d’échec scolaire, de chômage, de pauvreté et de rigorisme religieux. Ces éléments, combinés ensemble, ont créé de véritables ghettos sexistes. Car au cœur de ces difficultés, c'est la loi du plus fort qui revient s'imposer, et la loi du plus fort est souvent une loi patriarcale.
Ce n'est pas, bien évidemment, le vécu de toutes les jeunes femmes de Creil ni celui de toutes les habitantes des autres cités. Mais que cette tragédie s'abatte ne serait-ce que sur certaines d'entre elles est déjà révoltant."

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