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Grand entretien Nous n'avons pas "la conscience lucide que nous marchons vers l'abîme", alerte le philosophe Edgar Morin, qui fête ses 100 ans

Dans l'entretien qu'il a accordé à franceinfo, le sociologue et essayiste pointe les dérives identitaires et autoritaires de notre époque. Mais au moment de tirer les "leçons d'un siècle de vie", il se défend de tout fatalisme : "Je demande aux jeunes de lutter contre toutes les forces de haine ou de mépris". 

Article rédigé par Lorrain Sénéchal
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 16min
Le philosophe et sociologue Edgar Morin, le 2 juillet 2021. (BERTRAND GUAY / AFP)

Il est l’un des théoriciens de la pensée complexe et il fête jeudi 8 juillet son siècle d’existence. Edgar Morin, sociologue, philosophe, directeur de recherche émérite au CNRS, intellectuel humaniste, est reçu à l'Élysée par Emmanuel Macron, en présence d'une centaine d'invités. Dans l'entretien qu'il a accordé à franceinfo, il tire les "leçons d'un siècle de vie", évoque son entrée dans la Résistance alors qu’il avait à peine plus de 20 ans, en 1941. Il s'inquiète de la montée des égoïsmes, des nationalismes, et de cette société qui se renferme sur elle-même. Pour autant, il garde un optimisme raisonné et appelle les jeunes à "prendre parti pour toutes les forces positives et à lutter contre toutes les forces de destruction".

franceinfo : Edgar Morin, vous êtes sociologue, philosophe. Vous êtes aussi directeur de recherche émérite au CNRS, ancien résistant. On peut vous présenter de beaucoup de manières différentes. Penseur et humaniste sont des qualificatifs qui vous conviennent ?

Edgar Morin : Moi, j'ai horreur d'être enfermé dans une seule étiquette. Alors, si vous, vous en mettez cinq ou six, ça peut aller !

En tout cas, vous êtes centenaire ce 8 juillet. Vous allez fêter cela ? Vous êtes notamment reçu à l'Élysée.

Oui. Il y a aussi déjà eu une cérémonie à l'Unesco. Il va y en avoir une à la mairie de Paris. J'en ai fait une familiale, avec mes enfants, et il y en aura une en Avignon. Il y a un peu une avalanche de cérémonies, mais cela n'arrive que tous les cent ans !

100 ans, c'est en tout cas l'occasion de faire le bilan, en quelque sorte. C'est ce que vous faites dans votre ouvrage Leçons d'un siècle de vie aux éditions Denoël. Cet ouvrage est une autobiographie, un essai ?

Non, ce n'est pas de l'autobiographie. Il y a des éléments biographiques pour éclairer le lecteur, sur les leçons que, moi-même, j'ai tirées de ma vie, dans différents domaines. Disons que c'est un essai.

Vous avez une vie riche, qui a mal commencé. Votre mère a essayé d'avorter. Vous êtes né avec le cordon ombilical autour du cou. Vous avez vécu le traumatisme de la mort de votre maman quand vous aviez 10 ans seulement. C'est dans tous ces événements traumatiques que vous avez puisé la force de vivre aussi longtemps ? 

Peut-être que c'est la résistance que ça m'a donnée, quand j'étais un fœtus et qu'on a voulu m'avorter. C'est peut-être aussi qu'après la mort de ma mère, j'ai eu une maladie bizarre. À nouveau, j'étais envahi par des forces de mort, et mon organisme a résisté. Peut-être que tout ça a joué un rôle. Mais il y a aussi le fait que j'étais enfant unique. Ma mère avait une lésion au cœur et ne pouvait avoir d'autre enfant. Donc il y avait un rapport d'adoration mutuelle totale.

"Ce qui m'a sauvé, je crois, c'est que je lisais sans arrêt et que j'allais au cinéma dès que je le pouvais. Je m'évadais dans la culture."

Edgar Morin, philosophe

à franceinfo

Cette évasion de ma propre douleur me faisait découvrir la réalité à travers l'imaginaire. Je voyais des films sur la Guerre de 1914 qui m'ont montré la guerre. Je voyais des films sur la société. Les romans et le cinéma ont été pour moi des éducateurs plus importants même que l'école. 

Vous avez employé le mot "résistance". Vous aviez 21 ans quand vous êtes entré dans la Résistance. "C'est dur d'avoir 20 ans en 2020", a dit Emmanuel Macron. Est-ce que vous trouvez aussi que la période est difficile, vous qui avez connu la Seconde Guerre mondiale ?

Il y a une précarité qui n'est pas du tout la même. Mais je pense que c'est aussi l'adversité qui doit stimuler. La Résistance était surtout composée de jeunes : nos chefs avaient entre 24 et 28 ans. C'était un mouvement où la jeunesse exprimait aussi bien ses aspirations que sa révolte. Moi, je pense que les jeunes doivent exprimer leurs aspirations et leurs révoltes en même temps, comme nous l'avons fait. Aujourd'hui, ce n'est pas la même cause. Nous, c'était la défense de la patrie et même, plus largement, c'était l'humanité mise en danger par les forces totalitaires. Mais aujourd'hui, c'est la Terre qui est menacée. Ce n'est pas seulement le monde animal et végétal. C'est nous-mêmes, avec les pollutions, l'agriculture industrialisée. Nous avons mille menaces avec des conflits, les fanatismes, les refermetures sur soi. Il y a des causes absolument magnifiques pour les jeunes, la défense de la Terre, la défense de l'humanité, c'est-à-dire l'humanisme. On voit aussi bien la petite Greta Thunberg que d'autres jeunes, qu'ils sentent ceci. Moi, je pense que nous avons besoin, toujours, de nous mobiliser pour une chose commune, pour une communauté. On ne peut pas se réaliser en étant enfermé dans son propre égoïsme, dans sa propre carrière. On doit aussi participer à l'humanité et c'est une des raisons, je crois, qui m'ont maintenu alerte jusqu'à mon âge.

"On ne peut pas se réaliser en étant enfermé dans son propre égoïsme", estime le philosophe Edgar Morin. (SYLVIE CAMBON / MAXPPP)

On fait souvent le parallèle entre la France d'aujourd'hui et celle des années 30, avec cette montée de la violence, et ce repli sur soi. Faites-vous aussi ce parallèle ?

C'est un parallèle que je fais, sur un certain plan. C'était une époque de dangers qui montaient sans cesse et que l'on vivait presque en somnambule, sans nous en rendre compte. Mais le type de danger aujourd'hui n'est pas du tout le même. A l'époque, c'était l'Allemagne envoûtée par Hitler et par une conception de la supériorité aryenne qui projetait de dominer, avec son espace vital, toute l'Europe, et d'esclavagiser le monde slave. C'était la menace de l'Allemagne nazie qui était le danger principal. Aujourd'hui, il y a plus de dangers. Ils sont multiples. Vous avez le danger nucléaire. Vous avez le danger économique, celui de la domination de l'argent un peu partout. Vous avez les crises de la démocratie, comme il y en a eu à l'époque, et qui aujourd'hui sont aussi graves. Donc, il y a des traits semblables, mais aussi des traits très différents. Surtout, il y a l'absence de conscience lucide que l'on marche vers l'abîme. Ce que je dis n'est pas fataliste. Je cite souvent la parole du poète Hölderlin qui dit que "là où croît le péril croît aussi ce qui sauve". Donc, je pense quand même qu'il y a encore espoir.

Vous qui êtes le chantre du concept philosophique de la pensée complexe. Vous ne trouvez pas qu'il y a parfois des raccourcis qui peuvent être faits, comme par exemple, quand on entend qu'on est en dictature aujourd'hui en France ? Vous n'avez pas l'impression qu'une certaine partie du pays va trop loin, fait des raccourcis ?

"Cette pandémie est une sorte de répétition générale de ce que pourrait être un État, tel qu'il existe déjà en Chine, de la surveillance et de la soumission généralisée."

Edgar Morin, philosophe

à franceinfo

Nous n'en sommes pas là, mais nous voyons que nous en subissons la menace. Là aussi, c'est à venir. Même à quelques années, ne serait-ce qu'avec cette élection présidentielle, personne ne sait ce qui va se passer. On est dans une incertitude totale. 

Vous écrivez d'ailleurs dans une tribune publiée dans le journal Le Monde : "Nous devons comprendre que tout ce qui émancipe techniquement et matériellement peut en même temps asservir". Vous parlez du premier outil qui est tout de suite devenu une arme. Vous parlez des dangers de la technologie moderne et notamment de la vidéosurveillance, des algorithmes. Ce sont des dangers immédiats ?

C'est un des dangers dans cette société, appelons-la néo-totalitaire, qui pourrait s'installer. Mais il ne faut pas oublier la biosphère qui va aggraver tout ça si la crise climatique continue. Il ne faut pas oublier que les fanatismes se déchaînent un peu partout. Ce qui me frappe beaucoup, c'est que nous sommes à un moment où nous avons, tous les humains, une communauté de destin – et la pandémie en est la preuve, on a tous subi la même chose de la Nouvelle-Zélande à la Chine et à l'Europe. On a subi les mêmes dangers physiques, personnels, sociaux, politiques. 

"Nous avons une communauté de destin. Mais on est dans une telle angoisse qu'au lieu de prendre conscience de cette communauté, on se referme sur sa propre identité, ethnique, religieuse, ou nationale."

Edgar Morin, philosophe

à franceinfo

Moi, je ne suis pas contre la nation, au contraire. Mon idée de Terre patrie, c'est qu'elle englobe les patries et les nations sans les dissoudre. Mais cette conscience n'est pas là. Elle peut venir, elle peut se développer. Mais elle n'est pas là. 

Comment avez-vous vécu, sur le plan intellectuel, le confinement, cette idée de confiner sa population ? Est-ce que pour vous le confinement, c'est la santé qui a primé sur l'économie ? Ou est-ce qu'au contraire, vous retenez qu'on a confiné au détriment des libertés ?

La complexité, c'est de voir l'ambivalence des choses. Je vois très bien une volonté d'une politique sanitaire mais qui, peut-être, n'était pas totalement adéquate à la situation. Le confinement, c'est une chose qui a provoqué aussi bien des réflexions salutaires chez certains que des tragédies chez d'autres. C'est profondément ambivalent. Mais ce que je crois, c'est qu'on n'a pas bien pensé ce virus. On continue à être dans une aventure inconnue et dangereuse et je pense qu'il y a une grande repensée politique et sanitaire à faire aujourd'hui.

Vous avez 100 ans. Forcément, à cet âge-là, on commence à penser à la fin. Axel Kahn, qui nous a quittés mardi 6 juillet, a presque chroniqué la fin de sa vie. Est-ce que vous aussi, vous vous y êtes préparé ? 

Il y a une grande différence avec Axel Kahn, qui se savait atteint d'un cancer fatal. Jusqu'à présent, je n'ai pas d'atteintes, je ne peux pas avoir la même attitude qu'Axel Kahn. Je dispose encore, du moins cérébralement, des forces de vie qui me donnent des envies, des projets, des désirs, des plaisirs. Je vis bien entendu d'une façon beaucoup plus restreinte que dans le passé. Mon audition a faibli. Mes yeux ne lisent plus les choses microscopiques. Mes jambes ne peuvent plus cavaler.

"Moi qui adore la musique, maintenant les sons m'arrivent déformés, j'ai beaucoup de choses qui sont rétrécies. Mais même dans ce rétrécissement, je continue à participer à la vie de la nation et à la vie du monde."

Edgar Morin

à franceinfo

Donc, si vous voulez, je sais que la mort peut arriver d'un moment à l'autre, je sais que je peux m'endormir un soir et ne pas me réveiller. Mais ça, c'est le destin humain.

Axel Kahn s'est beaucoup battu pour la fin de vie dans la dignité. C'est aussi un combat que vous portez ? 

Je comprends très bien ce besoin d'éviter les souffrances les plus atroces à des gens qui se sentent condamnés. Mais les médecins sont devant une contradiction éthique. D'un côté le serment d'Hippocrate, qui leur dit de prolonger la vie au maximum, et de l'autre, une part d'humanité qui leur dit : arrêtons les souffrances de cette pauvre personne. Je suis pour ce point de vue, mais je sais qu'il y a des cas rares où des malheureux dans un coma qui semblait irrémédiable, au bout de quelques années, se réveillent soudain.

Vous diriez qu'il faut changer la loi sur la bioéthique ?

Il faut réfléchir sur les contradictions de la bioéthique. On voit que la génétique permet des manipulations qui peuvent être dangereuses, et en même temps des interventions qui peuvent être très salutaires. Il faut penser que dans ce domaine-là, nous avons affaire souvent à des devoirs contradictoires. Donc, il faut surtout faire une loi selon la complexité des choses, et pas d'une façon simplifiée.

C'est toujours cette ambivalence et la "pensée complexe". On l'a peut être vue également avec l'affaire Mila, concernant la liberté d'expression cette fois-ci. J'imagine que vous êtes d'accord pour dire qu'il faut défendre la liberté d'expression. 

Ce n'est pas un accord, c'est une cause permanente qu'il faut défendre ! 

Mais jusqu'où ? Est-ce qu'une lycéenne peut insulter une religion en ligne ? Et est-ce qu'en réponse des personnes peuvent appeler à son meurtre ? Est-ce que la justice a eu raison de condamner les harceleurs de Mila à 4 à 6 mois de prison ?

Je pense que, là aussi, nous avons affaire à une contradiction éthique. Je suis pour la liberté d'expression totale, mais bien entendu, je pense aussi que sur la fameuse histoire des caricatures, non seulement elles pouvaient être considérées comme immondes par des jihadistes, mais pouvaient même offenser des pieux musulmans. Donc, je n'étais pas pour la censure, mais je suis pour que les journalistes aient le sens de la complexité et de la responsabilité. C'est de ça dont il faut tenir compte. C'est aux journalistes de savoir à quel moment éviter quelque chose d'offensant. Un exemple, pour éviter toute comparaison avec des choses actuelles, l'islam ou le christianisme. Quand en Amérique, des Blancs vont dans les forêts sacrées des Indiens, des forêts qui, pour eux, sont plus que sacrées puisque c'est là où il y a leurs ancêtres, je pense qu'il faut condamner ce qui est un sacrilège pour les Indiens. Il faut dans chaque cas réfléchir et ne pas avoir des idées abstraites générales. 

On a beaucoup évoqué des choses sombres dans l'actualité ou dans le passé. Est-ce que vous avez une note d'espoir à donner du haut de vos 100 ans ? Est-ce que vous voyez un ciel bleu possible dans l'avenir ? 

D'abord, je sais que rien n'est irrémédiable. Malheureusement, la démocratie n'est pas une chose irréversible, mais une dictature non plus n'est pas irréversible. On a vécu des périodes sombres comme l'Occupation où pendant des années, il n'y avait pas d'espoir, jusqu'à ce qu'arrive le miracle de la défense de Moscou et de l'entrée en guerre des États-Unis. Donc l'improbable arrive dans l'histoire. Des évènements heureux arrivent. Parfois, ils n'ont qu'un sens limité, mais quand même important. Prenez le pape François. C'est le premier pape depuis des siècles qui soit retourné aux principes de l'Évangile et ait pris conscience des périls qui menacent la Terre, de la pauvreté et de la misère humaine. C'était imprévu que ce pape succède à un autre pape qui était si fermé, si réactionnaire.

"L'imprévu peut arriver, en bien ou en mal. Et moi, je compte donc sur l'improbable. L'Histoire n'est jamais écrite d'avance."

Edgar Morin

à franceinfo

Dans le fond, il y a toujours la lutte entre ce qu'on peut appeler les forces d'union, d'association, d'amitié, Eros, et les forces contraires de destruction et de mort, Thanatos. C'est le conflit depuis l'origine de l'univers où les atomes s'associent et où les étoiles se détruisent, se font bouffer par les trous noirs. Vous avez partout l'union et la mort. Vous l'avez dans la nature physique, vous l'avez dans le monde humain. Moi, je dis aux gens, aux jeunes : prenez parti pour les forces positives, les forces d'union, d'association, d'amour, et luttez contre toutes les forces de destruction, de haine et de mépris.

"Nous n'avons pas "la conscience lucide que nous marchons vers l'abîme" - l'entretien avec Edgar Morin, 100 ans

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