Cet article date de plus de neuf ans.

"Vie ? ou Théâtre ?", l'oeuvre totale de Charlotte Salomon est enfin publiée

Les éditions Le Tripode publient "Vie ? Ou Théâtre ?", un ensemble qui comprend peintures, textes et musiques, composé en une année, juste avant sa déportation à Auschwitz en 1943, par Charlotte Salomon. Cette grande œuvre, ancêtre du roman graphique, raconte l'histoire tragique de sa famille. Un récit bouleversant, rassemblé dans un projet artistique total, d'une beauté extraordinaire.
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 6min
Vie ? ou Théâtre ? Charlotte Salomon
 (Charlotte Salomon / Jewish Historical Museum)

L'œuvre de Charlotte Salomon était peu connue du grand public jusqu'à ce que l'écrivain David Foenkinos en fasse le sujet de son dernier roman : "Charlotte" (Gallimard), qui lui a valu en 2014 le Prix Renaudot et le Prix Goncourt des lycéens.

"Vie ? ou Théâtre ?" est l'œuvre unique de Charlotte Salomon. Une œuvre qu'elle compose entre 1940 et 1942, alors qu'elle est réfugiée dans le Sud de la France avec ses grands-parents depuis le début de la guerre. La jeune fille était étudiante aux Beaux Arts de Berlin avant de devoir quitter l'Allemagne.

  (Charlotte Salomon / Jewish Historical Museum)
Le 5 mars 1940, sous ses yeux, sa grand-mère se jette par la fenêtre. Son grand-père lui révèle alors que sa mère, qu'elle croyait morte d'une grippe, s'est aussi suicidée quand elle avait 8 ans. Elle apprend par la même occasion qu'elle porte le prénom "Charlotte" en souvenir de sa tante, morte noyée trois ans avant sa naissance.

Une oeuvre monumentale, composée dans l'urgence

Désespérée, la jeune femme se lance alors dans la réalisation de "Vie ? ou Théâtre ?", qui allie textes, peintures et musiques. Sous-titrée "Opérette aux trois couleurs", cet ensemble monumental est réalisé à la gouache, avec les seules trois couleurs primaires. L'artiste calligraphie le récit, les dialogues et les indications musicales sur des calques. En 18 mois, Charlotte Salomon produit plus de 1300 gouaches (elle en gardera finalement 841 pour composer son oeuvre) et des centaines de calques calligraphiés.
  (Charlotte Salomon / Jewish Historical Museum)
En 1943, Charlotte Salomon est arrêtée et déportée à Auschwitz. Son œuvre, heureusement gardée pendant la guerre par un ami médecin, est restituée à son père Albert Salomon et à sa belle-mère Paula Lindberg en 1947, qui la conservent plusieurs années dans des boites recouvertes de tissus. A la fin des années 50, ils en révèlent l'existence au Stedelijk Museum d'Amsterdam qui en fait plusieurs expositions. Et en 1971, ils la confient au Jewesh Historical Museum d'Amsterdam, où elle se trouve aujourd'hui encore.

Cette œuvre a déjà fait l'objet d'expositions, mais c'est la première fois qu'elle est rassemblée intégralement dans un livre. Et c'est une forme qui lui va bien. Car c'est une œuvre complète, autant littéraire que picturale, qui se lit comme un roman. Charlotte Salomon y fait le récit de sa vie, et de celle de sa famille, dans une très belle langue (traduction d'Anne Helène Hoog et Michel Roubinet). On y retrouve tous les personnages croisés dans sa vie, qu'elle rebaptise de manière amusante. (sa belle-mère, Paula Lindberg, devient Paulinka BimBam). Ainsi elle transfigure un destin tragique en œuvre mi-profonde mi-légère, à la manière des opérettes du XIXe siècle.

Ancêtre du roman graphique

Son œuvre entrelace les textes et les peintures, en y ajoutant une dimension musicale. "Voici comment ces feuilles prennent naissance : la personne est assise au bord de la mer. Elle peint. Soudain, une mélodie lui vient à l'esprit. Alors qu'elle commence à la fredonner, elle remarque que la mélodie va exactement avec ce qu'elle veut coucher sur le papier. Un texte s'ébauche en elle et voici qu'elle se met à chanter la mélodie avec ce texte qu'elle vient de composer, recommençant à voix haute un nombre incalculable de fois, jusqu'à ce que la feuille lui semble achevée. Il arrive que plusieurs textes voient le jour, donnant lieu à un chant à plusieurs voix ou bien… il arrive même que chacune des personnes à mettre en scène ait son propre texte à chanter, ce qui donne alors un chant choral", dit-elle au début de l'oeuvre.
  (Charlotte Salomon / Jewish Historical Museum)
Les peintures, format presque carré, sont d'une vivacité extraordinaire. Charlotte Salomon alterne les portraits, les scènes de vie, assemblages de scénettes dans un même plan, parfois organisées dans ce qui ressemble à des cases, joue avec les perspectives, les aplats de couleurs, les textures, les échelles, de telle manière que c'est un monde qui s'ouvre aux yeux du spectateur. Une forme d'onirisme, aussi, évoque les tableaux de Chagall.

La calligraphie des textes, tracés en majuscules, à la gouache, sur des calques ou directement sur les peintures, tantôt en lignes bien droites, tantôt formant des courbes, des blocs, composés de caractères de plus ou moins grandes tailles, sont comme des petits êtres vivants animant les tableaux.
  (Charlotte Salomon / Jewish Historical Museum)
"Vie ou Théâtre" est l'expression d'une liberté absolue et d'une vivacité éclatante, qui témoigne de l'urgence dans laquelle Charlotte Salomon est plongée à cause de la guerre et aussi de la malédiction familiale à laquelle elle tente d'échapper. Une œuvre à la fois jaillissante de vie, et hantée par la mort.

"Pénétrer au plus profond de l'âme"

"L'auteur s'efforce de s'extraire complètement de soi et de faire chanter ou parler les personnages avec leurs propres voix. Pour y parvenir, il aura fallu en grande partie renoncer à l'aspect artistique, ce qu'on pardonnera je l'espère, compte tenu du travail accompli pour pénétrer au plus profond de l'âme", précise l'auteur au début de son texte. Et c'est bien de cela qu'il s'agit : une plongée vertigineuse dans l'âme humaine, sublimement transfigurée par une grande artiste, assassinée en 1943 à l'âge de 26 ans, enceinte, par les nazis au camp d'Auschwitz.
 
Une lettre inédite referme ce livre monument. Une lettre que Charlotte Salomon a écrite en février 1943, adressée à Amadeus Daberlohn, le grand amour de sa vie, dans laquelle elle avoue avoir empoisonné son grand-père…

Les éditions Le Tripode ont mis un soin tout particulier dans la réalisation de ce très beau livre de 820 pages, qui reprend les gouaches, reproduites presque au format original, et les calques qui les accompagnent. Une forme qui permet de dévorer les textes comme un roman, et de se plonger avec délice dans une œuvre picturale époustouflante.
 

Charlotte Salomon, Vie ? ou Théâtre ? traduit par Anne Hélène Hoog et Michel Roubinet (Le Tripode - 820 pages -28x28 cm - plus de 1100 reproductions - 4 600 grammes - Relié par une toile - 95€)

Toutes les oeuvres de Charlotte Salomon sont visibles sur le site du Jewih Historical Museum d'Amsterdam.

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.