"En cette période de déficit de sensations, la cuisine est un refuge" : le chef Guy Savoy partage dans un livre ses "Soupes de printemps"
A l'occasion de la publication de son livre de recettes "Soupes de printemps", Guy Savoy, chef triplement étoilé depuis vingt ans, confie à franceinfo Culture quelques-uns des ingrédients de sa réussite, et aussi ses rêves et ses inquiétudes, un an après le début de la crise sanitaire.
Le célèbre cuisinier Guy Savoy, triplement étoilé depuis vingt ans, publie Soupes de printemps avec la complicité de son chef Alexis Voisenet. Cet opus publié aux éditions Herscher le 10 mars sera suivi par trois autres volumes, avec des recettes de soupes pour chaque saison. Les quatre livres seront rassemblés dans un coffret pour Noël.
Tout frais tout vert, illustré par les très délicates aquarelles de Laura Merle, le livre présente 25 recettes "toutes simples", salées, sucrées, froides, chaudes, toutes plus alléchantes les unes que les autres, et "faciles" à réaliser. On y retrouve l'ADN de la cuisine de ce grand chef, un savoir-faire ancré dans la matière et les produits, mâtiné de poésie et de créativité. De quoi réconcilier les plus récalcitrants avec ce plat souvent boudé, qui pourtant, rappelle Guy Savoy, a gagné depuis quelques années une place de choix dans les assiettes des grands chefs.
Alors que le confinement dure depuis un an, cet amoureux de la vie et du goût nous accueille dans ses cuisines et confie à franceinfo Culture sa conception de la cuisine, les secrets de sa réussite, et aussi ce qu'il ressent aujourd'hui, un an après le début de la crise sanitaire qui a conduit à la fermeture de son restaurant triplement étoilé du Quai Conti, à Paris.
Franceinfo Culture : Comment est née l'idée de ce livre ?
Guy Savoy : J'ai participé pour la première fois cette année à l'émission Top Chef, sous la pression de plusieurs amis (sourire). J'y ai présenté ma "soupe à l'artichaut et à la truffe et sa brioche feuilletée aux champignons tartinée d'un beurre de truffe". L'idée du livre est née de là : c'était une manière de "rentabiliser" mon passage dans cette émission en le combinant avec la sortie de ce livre de recettes de soupes, des recettes toutes simples. Comme le délai était un peu court, on a décidé de scinder le livre en quatre temps, printemps, été, automne, hiver, avec des soupes pour toutes les saisons. On a commencé avec les 25 recettes de soupes de printemps.
Pourquoi la soupe ?
On se souvient tous de l'injonction "Mange ta soupe", qui est plus souvent associée à une punition qu'à une récréation. Je voulais montrer que la soupe est un territoire culinaire sans limites. C'est certainement le pan de la gastronomie qui a le plus évolué ces dernières années. Au départ la soupe n'avait pas une consonance gastronomique et au fil des années c'est devenu un plat gastronomique. L'autre avantage, c'est qu'elle peut être préparée à l'avance et comme ça, la cuisinière ou le cuisinier peut s'assoir avec ses convives …
Comment expliquez-vous cette "ascension gastronomique" de la soupe ?
Déjà grâce au professionnalisme et aux idées des chefs cuisiniers qui l'ont travaillée. A travers ces 25 recettes toutes simples, on s'aperçoit que les soupes peuvent être salées ou sucrées, qu'elles peuvent être à des températures différentes, avoir des consistances différentes. Et ensuite, on peut jouer avec ces différentes températures et ces différentes consistances, qui sont pour moi l'approche physique du goût. Cette approche physique, c'est la première sensation que l'on a en mangeant un plat. C'est froid ou c'est chaud, première sensation, avant d'avoir le goût. Si c'est chaud et que vous venez de vous "peler de froid", ça fait du bien. Et si c'est glacé alors qu'il fait 35°, ça fait du bien aussi. Il y a déjà ce bien-être physique. Ensuite si le sorbet fraises en plus d'être bien froid a un bon goût de fraise, et qu'on ajoute un coulis de fraises et des morceaux de fraises, on rajoute des consistances au goût et aux températures. Avec tous ces éléments, on arrive à avoir une complexité en bouche qui vous met en joie !
Quels conseils donneriez-vous à un cuisinier amateur pour réussir sa soupe ?
Ce sont des recettes très simples, et l'idée de ce livre est que ces 25 recettes puissent servir de socle aux cuisiniers amateurs pour imaginer leurs propres recettes.
J'avais envie de leur dire : vous pouvez en adapter, en imaginer des dizaines, en vous inspirant de celles qu'on a faites là, en vous inspirant non seulement des ingrédients mais aussi de la méthode et de l'esprit. Je voulais montrer que sous l'appellation soupe on peut tout faire.
"La soupe aux petits pois et aux œufs de saumon, elle n'a rien de compliqué, mais elle est déjà esthétiquement très belle, et puis vous avez des vraies sensations, entre la crème de petits pois, les petits pois crus, les œufs de saumons qui giclent dans la bouche… Cette soupe c'est la terre et la mer en petit calibre."
Guy Savoyà franceinfo Culture
Quand je parle du goût, je ne veux pas dire une multitude d'ingrédients. Pour revenir à la fraise, puisqu'on parle des fraises, si elle est tiède, si elle est froide, si elle est en coulis, si elle est en sorbet, si elle est coupée en fines tranches et déshydratée au four pour qu'elle soit croustillante, alors vous avez différentes saveurs de fraises qui vous montrent toutes les sensations que vous pouvez avoir avec un seul ingrédient, un ingrédient en plus -on est en avril- aujourd'hui banal. Pareil avec la pomme, entre la Granny Smith et la reinette déjà à la dégustation simple, sans l'avoir travaillée, vous avez déjà des sensations très différentes, mais si en plus vous la travaillez, si vous la mettez en compote, en jus, en sorbet ou en granité, vous vous rendez compte que vous avez plusieurs sensations, plusieurs goûts, avec le même ingrédient, et c'est ce que je recherche dans la cuisine.
Vous vous êtes aussi beaucoup amusés sur les titres et les textes des recettes, pourquoi ?
Oui, là je me suis amusé. C'était pour appuyer cette idée de faire de la soupe un plat ludique. "Mille milliers de mille sabords" pour la soupe au haddock par exemple. C'est aussi pour montrer que la cuisine peut être un jeu. Un jeu d'esthétique, un jeu de mots, un jeu de goûts, et ensuite j'aimerais que chaque lecteur trouve ses propres recettes et ses propres phrases !
Qu'est-ce qui inspire votre cuisine ?
La vie. La cuisine, je crois que ça doit arriver spontanément. On a tous entendu nos mères, nos tantes dire "Qu'est-ce qu'on va faire à manger aujourd'hui ?" Vous aussi vous vous posez cette question ? Alors prenez votre panier, allez sur le marché et vous allez trouver tout de suite. Il faut partir au marché l'esprit libre.
"Moi j'ai une habitude, je vais au marché très tôt le matin, parce que déjà s'il y a du monde je suis incapable de voir les produits, c'est comme aller dans un musée avec la foule, vous n'arrivez pas à voir les œuvres."
Guy Savoyà franceinfo Culure
Je n'aime pas être bousculé, aux deux sens du terme. Faire de la cuisine, c'est prendre du temps. Et ça commence par le temps de l'approvisionnement. Si on ne prend pas le temps et que l'on a pas la rigueur de l'approvisionnement, on ne pourra jamais faire de la cuisine. Le marché est à la cuisine ce que les préliminaires sont à l'amour.
Donc c'est le marché qui inspire votre cuisine ?
Le marché est la concrétisation. Mais vous êtes nourri par la vie. C'est à dire que tout ce que vous emmagasinez tous les jours, vous l'avez là présent à l'esprit et en voyant les produits vous allez les associer à vos envies, à ce que vous avez peut-être déjà vu, à des choses auxquelles vous avez déjà pensé, tout ça est en synergie. Quelqu'un qui arriverait d'une autre planète, qui n'aurait pas été nourri pendant des années et sans héritage culinaire suffisant, vous le parachutez sur un marché, même si vous lui avez donné quelques rudiments de cuisine il n'aura pas l'envie.
Pour moi, la cuisine n'est pas un laboratoire d'essai où on tente, comme ça de faire des choses en tâtonnant. Pour moi, le cheminement d'un plat c'est l'envie, l'idée, la cuisine, le plat. Et si vous n'avez pas envie de faire la cuisine, ça ne peut pas marcher. Il vaut mieux faire "click and collect" ou le traiteur du coin…
Vous ne vous lassez jamais de ce métier ?
La seule fois où j'ai fait un travail de rédaction à l'école qui a été cité en exemple, c'était en classe de 4ème où je racontais le métier que je voulais faire et comment je voulais le faire. Le professeur de Français, monsieur Charvieu il s'appelait, l'avait lue à tout le lycée. Quand on est au lycée et qu'on dit qu'on veut être cuisinier on vous prend pour un "con". J'espère que ça, ça n'existe plus. La standardisation m'effraie. Le système, les enseignants, devraient se réjouir quand ils ont un ou deux élèves dans une classe qui ont envie de faire autre chose que le bac… Si ce sont des vraies passions, je crois qu'il faut laisser faire. Je fais ce métier depuis 52 ans et je peux parfaitement analyser pourquoi je l'ai choisi.
"Ce qui me touche dans ce métier, c'est qu'on est en permanence dans l'hyper-concret. Et dans ce monde de plus en plus virtuel, c'est ce "concret" qui me touche, c'est ce qui me fait avancer, c'est ce qui me fait prendre conscience que je n'aurais rien pu faire d'autre."
Guy Savoyà franceinfo Culture
Concret parce que vous avez des produits, qui sont devant vous, que vous pouvez les toucher, les sentir, les couper, et après vous les transformez, vous leur donnez une deuxième vie. C'est aussi la seule activité où ce que l'on a préparé est ingéré, dégusté. Imaginez la responsabilité et l'importance de ce métier. Et puis ensuite, c'est bon, ou ce n'est pas bon. Si ce n'est pas bon, vous aurez beau nous faire le plus beau des discours, comme on le fait beaucoup en ce moment, ça restera raté. Et j'ajouterais un ingrédient : tout ça dans l'instantanéité. La carotte il a fallu plusieurs semaines, le homard plusieurs années pour les amener à maturité, et nous, cette deuxième vie que l'on donne à chaque produit, c'est instantané, parfois quelques secondes pour un filet de rouget, quelques instants pour faire passer le produit de l'état de comestibilité à l'état de plaisir. C'est extraordinaire comme sensation. Quand vous regardez dix minutes d'actualités, vous êtes contents de vous mettre en cuisine, de vous mettre dans la réalité, la vraie réalité, celle qui vous "nourrit".
C'est aussi cette idée de partage qui vous plaît ?
Quand vous êtes cuisinier, cuisinière professionnels, ou cuisinière, cuisinier amateurs, vous préparez un repas et vous sentez qu'il n'y a pas d'autre intervention que la vôtre et en plus vous régalez une famille, des amis… Citez-moi des sensations meilleures. Je n'en connais pas. Il y a le plaisir, le partage, l'idée de vivre la même chose en même temps. Encore une fois, on est dans le concret : unité de temps, de lieu, d'action. Quelle plus belle atmosphère, quelle plus belle ambiance qu'autour d'une table? On peut aimer regarder une œuvre d'art, une peinture, une sculpture, mais je ne vais jamais attaquer une œuvre pour la manger ! Par contre tout ça, la culture, c'est une nourriture qu'on restitue forcément d'une manière ou d'une autre dans notre cuisine.
Comment vous vivez cette crise sanitaire ?
Je suis toujours en bonne santé et c'est quand même un drame sanitaire, avec des morts et des gens qui souffrent donc je crois qu'il ne fait pas oublier tout ça. Si j'étais aux manettes, quelles décisions je prendrais ? Je ne sais pas. Ici dans le cadre du restaurant, avec les équipes, j'ai mis en place les gestes barrières bien avant qu'on nous le demande. On ne se serrait plus la main, plus d'embrassades, on avait déjà mis du gel hydro-alcoolique partout dans les cuisines. Personne ne travaillait sans masque.
"L'hygiène est dans l'ADN de nos métiers."
Guy Savoyà franceinfo Culture
J'ai été très strict, très rigoureux pour une raison très simple : c'est que j'étais la personne la plus exposée. Monsieur RATP ou monsieur TGV n'est pas dans ses rames ni dans ses trains. Le "taulier" dans nos métiers, il est dans sa maison. Le cafetier du coin a tout intérêt, pour sa propre santé, à faire respecter toutes les consignes sanitaires. C'est pour ça que je ne comprends pas la mesure de fermeture des restaurants.
Qu'est-ce qui vous manque en ce moment ?
Ce qui me manque, c'est d'accueillir les convives, d'aller les voir à table. Ce qui me manque, c'est le fournisseur avec qui on échange quelques mots sur tel ou tel nouveau produit, ce sont les équipes avec qui on interagit en permanence. Il y a quinze jours, j'ai recréé la cuisine pendant trois jours. On a travaillé avec les équipes, on a discuté. C'était important de faire un point tous ensemble, un point positif, pour les rassurer et leur dire, je suis là, je reviendrai en forme, parce que j'ai encore plus envie. J'ai vu que j'étais en manque de tout ça. En vrai manque. C'est une addiction ces métiers. Vous avez tellement de séquences dans la journée où vous avez des sensations… Pour moi les livraisons le matin ce sont des sensations. Les volailles de Bresse, je les visualise dans leur pré, la carotte je la visualise dans le jardin. On a tout ça devant nous, et trois heures après les convives dégustent la deuxième vie qu'on a donnée à tous ces produits. Je trouve qu'il n'y a rien de plus valorisant.
De nombreux artistes disent avoir été inspirés pendant le confinement. Est-ce que c'est aussi votre cas ?
Ce que l'on peut dire, c'est que j'ai eu le temps de cuisiner… Il y a beaucoup de plats qui sont nés pendant cette période, et d'autres qui sont en gestation. J'ai fait récemment par exemple un chou-fleur à la truffe. Ce plat sera forcément sur la carte l'hiver prochain, ou le bœuf au chocolat qui était proposé par la plateforme traiteur du Chiberta pour Pâques, par exemple. Mais en général pour que naissent de nouvelles recettes, il faut une forme d'euphorie, ou une situation euphorisante. Avec un lieu, qui marche avec des équipes qui sont contentes d'avancer, il y a une sorte de machine qui se met en route. Au contraire dans des périodes comme ça qui ne sont pas euphorisantes, qui sont même déprimantes, et où vous êtes en déficit de sensations, alors la cuisine devient ce refuge qui vous amène naturellement à trouver des sensations.
Quelles sont les conséquences de cette crise pour vos restaurants ?
Ça je vous le dirai dans trois ans. Pour l'instant, c'est un ratrak qui pousse la neige devant. On pousse tout devant nous. J'ai différé mes dettes, mais un jour cette montagne qui s'accumule devant nous il faudra bien la rembourser et là on ne fera pas deux déjeuners et deux dîners par jour pour rattraper. A titre personnel ça va, je n'ai plus de charges personnelles trop lourdes mais j'imagine pour les confrères qui viennent d'investir, d'acheter un appartement, qui ont des enfants à charge, je ne sais pas comment ils font. Les aides sont importantes, mais chez nous en tout cas, elles ne couvrent pas l'ensemble des pertes.
Comment envisagez-vous l'avenir ?
En ce moment ce sont les rumeurs qui font le plus de bruit. Moi j'attends les vraies décisions.
Votre restaurant Quai Conti a trois étoiles au Michelin depuis vingt ans, pour la quatrième année consécutive vous avez été élu "meilleure table du monde" par "La Liste", qu'est-ce qui vous fait encore rêver ?
Oui "La liste", vous savez c'est un algorithme qui rassemble tout ce qui se dit sur une maison sur la planète entière : dans les guides, les publications, sur les réseaux sociaux… Tout ça est compilé et il se trouve que j'ai la chance d'être gâté par les commentaires, partout dans le monde. Alors qu'est-ce qui me fait encore rêver ? Et bien c'est d'oublier ça tous les matins, et de faire en sorte que les convives qui vont être là le midi, en sortant, vont le penser, et le soir la même chose. Parce qu'encore une fois on est dans l'hyper-concret.
"La notion de "meilleur" ne 'intéresse pas vraiment. Je préfère être "unique" dans mon genre."
Guy Savoyà franceinfo Culture
C'est comme la vue, je fais une différence entre une vue spectaculaire, et une vue unique. Si vous êtes au 50e étage d'un building à New York, la vue est spectaculaire. Si vous avez comme ici au restaurant une vue sur la Samaritaine, le Pont Neuf, le Pont des Arts, l'Institut et le Louvre, là ça devient unique… Les ingrédients de la recette de mon enthousiasme et de ma passion pour faire ce métier, c'est d'être dans le concret des produits, concret de la transformation, concret de la dégustation et tout ça dans l'instantané.
Est-ce que vous avez une autre passion que la cuisine ?
La vie. Quand on donne une deuxième vie au produit, quand on est en permanence ancré dans la terre et la mer, avec des gens qui bossent, des artisans de la terre et de la mer, c'est que vous avez en permanence envie de célébrer la vie. Je dis bien "célébrer". Ce n'est pas anodin. C'est célébrer, vraiment.
"Il y a un moment où priver les gens de cinéma, de spectacle, de concerts, de sport… c'est prendre des risques insensés contre la personne humaine."
Guy Savoyà franceinfo Culture
Je trouve qu'en ce moment on manque beaucoup de spiritualité. S'il y a un mal-être aujourd'hui, et les chiffres le prouvent, c'est qu'en quelques mois on a attaqué ce qu'on appelle "l'art de vivre à la française". Avec ces mesures de restrictions qui perdurent, c'est l'âme qu'on attaque. C'est la raison pour laquelle il y a autant de "vague à l'âme". Moi si je n'allais pas me ressourcer de temps en temps à la montagne, je serais capable de devenir fou. Et donc je pense d'abord à tous ceux qui n'ont pas la possibilité de le faire.
"Soupes de printemps", Guy Savoy avec Alexis Voisenet, illustré par Laura Merle (Editions Hersher – 65 pages couleurs – 12 €)
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