Interview "En culture, le RN n'a jamais été notre ami" : Andréa Bescond au Festival Off d'Avignon pour les dix ans de son spectacle "Les Chatouilles"

Récompensé par un Molière et adapté au cinéma, le spectacle "Les Chatouilles" a connu une ascension fulgurante. Dix ans après, elle revient sur son expérience à Avignon et son engagement contre les violences sexuelles.
Article rédigé par Yemcel Sadou
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 11min
L'actrice, danseuse, réalisatrice et écrivaine française Andréa Bescond, lors d'une séance photo, à Paris, le 29 septembre 2023. (JOEL SAGET / AFP)

Il y a dix ans déjà, Andréa Bescond présentait un spectacle précurseur sur les violences sexuelles. Dans Les Chatouilles ou la danse de la colère, elle raconte l'histoire d'Odette, une petite fille dont l'enfance et la vie sont brisées par un "ami de la famille". Son histoire est celle d'une danseuse qui essaye tant bien que mal de se faire une place et à survivre.

Créé en 2014 au Théâtre du Chêne noir, installé dans l'ancienne chapelle de l'abbaye Sainte-Catherine d'Avignon, le lieu accueille des artistes de renom comme de jeunes talents. En 2014, Andréa Bescond était ce jeune talent. Elle est maintenant devenue une artiste reconnue et surtout engagée. Son spectacle a été couronné de succès avec le Molière du Seul en scène de 2016 et le Prix de l'interprétation féminine du Festival d'Avignon en 2014. Adapté au cinéma, Les Chatouilles a été consacré par deux Césars.

Toujours d'actualité, le spectacle d'Andréa Bescond bouleverse toujours les spectateurs du Festival Off qui font la queue devant le Théâtre du Chêne noir pour le voir. Les femmes de tout âge en ressortent en larmes.

Franceinfo Culture : Votre spectacle a été créé à Avignon il y a dix ans. Quel regard portez-vous aujourd'hui sur la pédocriminalité ?

Andréa Bescond : C'est un immense paradoxe ces dix ans de lutte. J'ai contribué à cette libération de la parole, on est nombreux à avoir parlé ces dix dernières années. Mais il y a dix ans, on n'en parlait pas. Je me souviens bien de l'état dans lequel j'étais quand j'ai commencé à jouer Les Chatouilles au Théâtre du Chêne noir, je me disais ça va n'intéresser personne parce qu'il n'y a qu'à moi que c'est arrivé.

Je n'avais pas du tout conscience à quel point la pédocriminalité et l'inceste touchaient des millions de gens. Jamais de la vie j'aurais pensé ça. Très vite, je me suis aperçue au travers des gens qui venaient me voir (en cachette) après le spectacle que d'autres avaient vécu la même chose.

Ce que je constate, dix ans après, c'est que les victimes de violences sexuelles dans la salle le revendiquent. Je lève le bras en l'air à la fin, en guise de victoire pour montrer qu'on s'en sort. Les gens lèvent aussi le poing en guise de soutien et de fierté d'avoir réussi à traverser ces épreuves, d'être encore debout. Je salue le courage des victimes. Aujourd'hui, on n'a plus honte de parler de ces sujets au détour d'une conversation ou dans un dîner, ce qui n'était pas le cas avant.

Dans la salle, beaucoup de femmes et de jeunes filles étaient en larmes à la fin du spectacle. Est-ce que des arts comme le théâtre peuvent être des moyens de libérer la parole sur la pédocriminalité ?

Je me suis posé la question il y a cinq, six ans, est-ce que tu veux rentrer en politique ou tu continues à être artiste, à écrire des films, des spectacles qui défendront ces sujets-là et apporteront une forme d'éveil ? J'ai choisi la dernière option, parce que la sphère politique est bouchée. Avec les sujets que je défends, je ne pourrais pas faire de concessions. On ne fait pas de concessions sur les violences faites aux enfants, c'est impossible. Or en politique, on sait que c'est compliqué d'aller au bout de ses idées. On va nous demander de relâcher par-ci par-là pour, obtenir telle ou telle chose. Tout ceci est un business, et je me suis dit pour ta santé mentale, Andréa, tu ne pourras pas le faire. Tu vas peut-être en mourir, donc continue à être artiste parce que c'est utile.

C'est aussi important de diffuser cet art partout, que ce soit au théâtre du Châtelet, ou dans la salle d'école d'un village. L'art est nécessaire dans l'éveil de la société civile. Ça fait plaisir aujourd'hui de voir des jeunes parents qui parlent de l'intégrité physique et sexuelle à leur enfant de 4 ans. Ils leur expliquent que leurs parties intimes leur appartiennent et que personne n'a le droit d'y toucher, ni la mère, le père, les grands-parents, le frère, la sœur, les copains, le prof… On ne nous disait jamais ça dans ma génération alors que ça sauve des vies. On sait aussi que le pédocriminel est un prédateur qui va repérer sa proie. Un enfant souvent puni, à qui on ne fait pas confiance, qu'on va traiter de menteur régulièrement, avec des parents qui ne l'écoutent pas.

Vous avez fait de ce combat, une priorité dans votre carrière, notamment avec votre compte Instagram, où vous avez créé les "posts noirs", qui résument l'histoire des victimes de violences sexuelles ou de féminicides. Quel a été le point de départ de cette initiative ?

Ça m'agaçait énormément de voir qu'on qualifiait toujours ça de faits divers. Le terme me hérissait le poil parce que je savais que ça arrivait tous les jours. Je voulais montrer aux gens que c'était un système, et que ça fait partie de la culture. Tant qu'on ne traitera pas le mal à la racine par la culture, on ne pourra pas s'en sortir.

La majorité des personnes qui me suivent sur Instagram sont des jeunes. Ça me fait super plaisir ! Les posts noirs, je les fais surtout pour eux, pas pour nous. Il faut évidemment qu'on vive mieux le trauma qu'on a subi, mais c'est plus dans l'idée d'empêcher des enfants d'être violés que de guérir les personnes qui l'ont été, même si c'est important.

Ça me touche de voir des gens qui m'arrêtent dans la rue par rapport à ces posts et qui ne connaissaient pas mon travail artistique. Ils me disent que grâce à ça, ils débattent chez eux avec leurs parents, leurs grands-parents. Ça permet à pleins de gens d'ouvrir les yeux et c'est une super récompense. Je vais continuer même si c'est lourd psychologiquement Je fais une pause avec le festival, ça me permet aussi de souffler même si les violences ne prennent pas de pause.

Sur ce compte, vous dénoncez aussi la montée de l'extrême droite en France. En tant qu'artiste et danseuse, qu'est-ce qu'une arrivée du RN au pouvoir changerait pour vous et les intermittents du spectacle ?

Ce serait absolument dramatique. C'est une limitation des libertés. En culture, le RN n'a jamais été notre ami. Les subventions vont sauter, donc moins de tournées et de création. Les créations proposées seront plus basiques parce qu'il ne faudra pas trop contrer le système en place et être trop critique, satyrique ou ironique. C'est un système qui sera ultra-fasciste.

On nous répète, "on n'a pas essayé le RN". Ça ne s'essaye pas l'extrême droite. Partout où elle est passée, c'est catastrophique au niveau social, culturel, rien ne va. Ils titillent l'esprit raciste des gens.

Mes publications Instagram sont beaucoup partagées, je peux toucher entre 500 000 et 1 million de personnes. J'essaye de faire ma part et de convaincre. L'humanisme est beaucoup plus difficile à défendre que la haine. Il faut du courage pour lutter contre les violences et les dénoncer. On ne l'a pas tous.

Ce qui m'irrite, c'est l'inaction politique avec ce fléau. On le voit encore avec les législatives, personne ne parle de l'enfance, que ce soit la droite ou la gauche. Il faudrait dégager des budgets, comme a fait l'Espagne, et ça marche, il y a des solutions. Il faut une volonté politique et pour l'instant en France, on ne l'a pas. On a une volonté médiatique, avec des médias qui amènent le sujet très haut, très loin, très fort. Mais est-ce qu'on doit stagner à ce niveau de libération de la parole ?

Vous avez décidé de rentrer en lutte avec d'autres artistes du In et du Off notamment avec "La Nuit d'Avignon" lancée par le directeur du festival.

C'est essentiel de se serrer les coudes aujourd'hui dans cette épreuve. Je ne vois pas comment rester silencieuse. L'heure est grave, j'ai deux enfants, je pense à eux et c'est mon rôle. Je suis à Avignon et j'ai de la chance d'avoir cette place privilégiée. Je n'ai pas hésité une seconde à prendre la parole.

Quelles conséquences ont eu toutes vos prises de position sur votre carrière ?

Beaucoup de portes se sont fermées, mais j'ai réussi à passer par le hublot. Les personnes qui ne veulent pas travailler avec moi disent que je suis radicale, mais pourquoi ? Parce que j'ai dénoncé des hommes qui violent des femmes et des enfants ? En vérité, c'est moi qui n'ai pas envie de travailler avec eux. Dès qu'on parle de violences, on est catégorisée comme "hystérique". C'est encore pire quand on en a été victime. On vous dit "vous ne pouvez pas en parler parce que vous avez été traumatisée".

On me dit souvent "vous êtes une femme en colère". Oui, c'est le cas. Ça me met en colère de voir qu'il y a plus de vingt enfants violés chaque heure en France et qu'on ne fait rien. Ça ne vous met pas en colère, vous ? Ça ne vous touche pas ? Mes posts noirs sur Instagram ont posé un problème dans le milieu du cinéma. Des productions n'ont pas voulu travailler avec moi parce qu'ils me pensent radicale. Ils pensent que c'est difficile de travailler avec moi, ce qui n'est pas du tout le cas. Ceux avec qui je travaille voient que je suis rigoureuse, bosseuse et impliquée. Une actrice m'a dit une fois, "t'en fait trop. Tes posts noirs, c'est trop. C'est dérangeant". Je lui ai dit effectivement, c'est difficile pour toi de t'y confronter, mais c'est la réalité de notre société. Ce n'est pas moi qui en fais trop, ce sont les violences qui sont trop. Je ne fais que poster ça sur Instagram. Je ne me sens pas militante, je me sens citoyenne.

"Les Chatouilles ou la danse de la colère" d'Andréa Bescond au Théâtre du Chêne noir pour le Festival Off d'Avignon à 14h (relâche le lundi), du 29 juin au 21 juillet.

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